Cet essai explore deux millénaires de violence chrétienne
et postchrétienne en Occident. Dans le terme « violence »,
j’inclus la guerre sainte, la terreur, le terrorisme et - paradoxalement, pourrait-il sembler au premier abord - le martyre. Par « Occident », j’entends les aires culturelles situées
dans ce qui était, vers 1500, l’Europe catholique romaine - plus une ramification de la branche protestante, devenue
les États-Unis d’Amérique. Par l’adjectif « postchrétien », il
est désormais convenu que je désigne non pas l’absence
de religion ou de religiosité chrétiennes, mais une sphère
dans laquelle, si les institutions et les croyances religieuses
ne semblent plus structurer la culture, l’héritage de ces institutions et de ces croyances continue en fait à la modeler
en profondeur. Trois mises en garde s’imposent ici.
Tout d’abord, le but de ce livre n’est certes pas d’offrir un
récit complet des manifestations de la violence chrétienne
et postchrétienne, qui commencerait avec le christianisme
primitif et s’achèverait à nos jours. Une telle entreprise prendrait trop de pages et ne serait jamais exhaustive. Mais ce sont
un certain nombre de moments historiques (par exemple, au
chapitre IV, la première croisade, les prémices de la guerre
de Sécession et les purges staliniennes de 1937‑1938) qui sont
convoqués pour mettre en évidence les points communs et
les continuités qui les relient les uns aux autres.
Cet essai prétend encore moins expliquer ou comprendre
la violence au travers de toutes les cultures dans leur diversité
et au cours du temps dans sa totalité. Remonter aux débuts
de l’humanité produirait un livre fort différent : en réalité,
un livre aux ambitions si démesurées qu’il en deviendrait
infaisable. Cet essai n’entend pas plus pratiquer les généralisations au sein des diverses cultures historiques, comme le
propose par exemple Mark Juergensmeyer dans son stimulant ouvrage Au nom de Dieu, ils tuent !. Sous l’influence du
modèle discutable mais largement diffusé de René Girard,
Juergensmeyer suggère que la terreur spectaculaire peut
s’expliquer par une essence commune à toutes les religions.
« Le rituel public, écrit-il, a toujours été traditionnellement le
domaine de la religion ; et c’est une des raisons pour lesquelles
la violence mise en scène vient si naturellement aux activistes
à partir d’un arrière-fond religieux. » Juergensmeyer cite alors
l’observation de David C. Rapoport : « Les deux thèmes [religion et terrorisme] vont de pair non seulement parce qu’il y
a une composante de violence à l’intérieur de l’histoire de la
religion, mais aussi parce que les actes terroristes ont un aspect
symbolique et, en ce sens, miment les rites religieux. » Cependant, comme Juergensmeyer serait le premier à le reconnaître,
l’analyse ne peut en rester au niveau des universaux anthropologiques. Il faut aussi prendre poliment ses distances par
rapport à Schmuel Eisenstadt, qui considère que la violence
religieuse radicale est une inclination commune à toutes les
religions prenant leur origine dans la « période axiale » chère
à Karl Jaspers, qui ont toutes une tendance monothéiste ou
hénothéiste. Sans doute n’est-ce pas un hasard si les meilleurs
exemples d’Eisenstadt proviennent des trois religions monothéistes du Livre : judaïsme, christianisme et islam.
Il est donc méthodologiquement plus prudent de se situer
à un moindre niveau de généralité, même si cela n’est pas
sans comporter une part de risque. L’ambition de cet essai
est d’esquisser la manière dont un ensemble de croyances
et d’idées faisant plus ou moins système, le christianisme, a
laissé son empreinte sur la violence : autrement dit, de dessiner les contours de ce qui est spécifique à la violence chrétienne ou postchrétienne ; et ce à l’encontre, par exemple,
de la guerre « du deuil » chez les Indiens d’Amérique du
Nord (animée par le souci de l’honneur et de la reproduction, dont l’antithèse était le commerce) ou de la violence
exercée dans l’ambiance culturelle du Mexique précolombien, modelée par la cosmologie locale (une violence destinée à nourrir les dieux et à maintenir l’ordre du monde par
des sacrifices de sang). Plutôt que de chercher des invariants au travers des religions, cet essai postule que la sémantique
historique du monothéisme chrétien explique des formes
de violence absolument idiosyncratiques. Le christianisme
a fourni une « matrice symbolique » (pour emprunter une
expression de Claude Lefort) à la guerre sainte, au martyre
et à la terreur ; ainsi s’est-il « imprimé » sur les manifestations
ultérieures de violence.
L’islam a été mentionné. Mon manque de compétence
en la matière m’interdit de me prononcer avec certitude
sur la violence musulmane. Il y a une autre raison à cette
prudence. Depuis le XIXe siècle, en particulier depuis Hegel,
les histoires intellectuelles et les analyses sur les mouvements
européens radicaux et sur l’islam se sont réciproquement
contaminées : l’islam, en effet (y compris sous la forme des
fondamentalismes musulmans contemporains), le bolchevisme et la Révolution française ont été si fréquemment assimilés les uns aux autres, ou si étroitement comparés qu’en
découlait l’idée d’un identité souterraine qui leur serait
commune ou d’une secrète et profonde affinité entre eux.
Il m’arrivera toutefois d’avancer ici ou là de prudentes suggestions sur le mode conditionnel ou hypothétique, au vu de
ce que les deux monothéismes ont en commun (sans doute
la plus évidente parenté est-elle celle du couple chrétien
guerre matérielle / guerre spirituelle avec le couple musulman petit djihad / grand djihad). L’étude laissera aussi de
côté le christianisme orthodoxe, en partie parce que Byzance
n’a pas connu de guerre sainte. Ce n’est qu’en postface à la
présente édition française que je reviendrai sur ces religions,
ainsi que sur le Japon et sur le Mexique précolombien, dans
une optique comparatiste.
Le niveau de généralisation auquel je me suis donc arrêté - au travers de tout l’Occident chrétien et postchrétien —
est certes plus raisonnable qu’une visée universelle, mais il est
encore assez élevé pour prêter le flanc au genre de critiques
que je viens moi-même de porter contre l’école girardienne
et ses invariants anthropologiques. Il y a, bien entendu, d’indéniables et profondes différences entre l’Angleterre de la
guerre civile, la France de la Révolution, l’Europe catholique, martyre et terreur
des croisades, l’Allemagne d’extrême gauche des années
1970 ou l’Amérique à partir du XVIIe siècle - pour ne citer
que quelques-unes des situations politiques traversées dans
cet ouvrage. Des études récentes tendent à souligner la
« diversité » du christianisme américain (préférant même
parler de « christianismes », au pluriel). En fonction de ce
qu’elle cherche à expliquer, une analyse peut néanmoins
choisir de globaliser plutôt que de détailler. En deçà de ce
qui distingue les divers christianismes, ce qu’ils ont en commun doit bien sûr être pris en compte dans une réflexion
sur la violence occidentale. Les différences entre les Églises
ont engendré des conflits internes au christianisme occidental et ont été de première importance pour les croyants.
Mais ces divergences furent souvent exacerbées par un phénomène de compétition entre confessions ou « dénominations » (j’emploie le terme au sens anglais de groupement
religieux à l’identité reconnue). Ce fut particulièrement le
cas aux États-Unis, mais pas seulement.
La deuxième mise en garde implique d’aborder rapide‑
ment mais résolument le concept de « sécularisation ». Par
ce terme, je n’entends pas ce qu’entend l’usage commun, en
accord avec tout un courant d’études, excellentes au demeurant : le fait que les institutions religieuses, officielles ou
informelles, ont perdu leur centralité et leur influence dans
la culture, la société et la politique ; le fait que la religion
se trouve de plus en plus reléguée dans la sphère privée, de
concert avec l’émergence de diverses formes de « séparation de l’Église et de l’État ». Je prends le terme de « sécularisation » dans une plus récente acception selon laquelle,
paradoxalement, l’État (comme la Nation) peut bien être en
apparence séparé de l’Église (et de l’ecclesia en tant que communauté humaine), mais il est en vérité son jumeau et son
héritier ; c’est ce qu’affirmait déjà Ernst Kantorowicz dans
les années 1950. Promue par Karl Löwith et Carl Schmitt,
restant cependant implicite dans bien des analyses de phénomènes historiques de longue durée, cette autre acception de
la « sécularisation » suppose que les notions religieuses ont
survécu au sein de la modernité : elles se sont transformées
en idées et en idéologies qui ont été dépouillées du surnaturel et du divin, mais ont conservé les mêmes structures.
C’est en ce sens - nous l’avons vu - que je parle de « postchrétienté » : ainsi le temps linéaire du christianisme, avec
sa promesse d’un monde meilleur et d’un genre humain
bonifié, s’est-il lui-même transmué en notion de progrès.
Un possible corollaire - un de ceux qui ont été mis en
évidence - est que la sécularisation permet un retour au
religieux, puisqu’elle en préserve les structures originelles.
Dans les années 1960, Hans Blumenberg remit en cause
Schmitt et Löwith par une thèse contraire : il n’y a aucune
profonde et secrète continuité entre le Moyen Âge religieux
et les Temps modernes. Comme le Moyen Âge avait soulevé
certaines questions, la modernité a bien été obligée de s’emparer de ces mêmes thèmes. Mais elle l’a fait sur la base de
sa propre épistémologie et de sa propre science, différentes
de celles du Moyen Âge. Ce phénomène, que Blumenberg
appelle « réoccupation » de « positions » préexistantes, produit une illusion de continuité. Où se situer dans ce débat ?
Dans un complexe juste milieu, comme c’est souvent le cas.
Il est raisonnable de penser que Blumenberg doit être dans
le vrai sur certaines notions apparues aux Temps modernes,
qui ne sont en rien des idées prémodernes « sécularisées »,
mais que Schmitt et Löwith doivent être dans le vrai sur
d’autres points.
Pour transposer ce débat au thème de la violence, quelle est
donc la nature des continuités - s’il y en a - entre le passé
chrétien profond et les cultures plus modernes ? Avons-nous
affaire à un continuum de notions culturelles sur la base desquelles des conceptions religieuses ont donné naissance à une
postérité qui a perdu toute référence à Dieu et aux Églises,
même si cette descendance a conservé un grand nombre
de traits de ses ancêtres théologiques ? Ou les hommes et
les femmes des Temps modernes ont-ils réinventé - plus
ou moins à dessein, plus ou moins consciemment - une
culture de la violence en utilisant les matériaux extraits des
mines à moitié ennoyées du passé prémoderne, notamment de ses livres ? Ou encore, pour reprendre les termes d’une
récente étude sur le moment luthérien, n’avons-nous pas
plutôt affaire - en opposition à une continuité dont la définition implique des rapports de linéarité et de causalité - à
une « sérialisation » (Fortsetzung, qui désigne une suite de
moments discontinus) de discours et de pratiques de remémoration et de récapitulation ?
Quelque hypothèse qui vaille, deux points sont à noter
d’emblée.
D’abord, la culture prémoderne de la violence religieuse
n’a pas donné naissance à sa descendance moderne sans
intervention humaine. Les hommes et les femmes ne sont
pas des automates : au sein des cultures qu’ils habitent, ils
font des choix.
Ensuite, les innovations - la création d’idéologies de
violence utilisant des matériaux prémodernes - ont fait
sens seulement parce que, lorsqu’elles se sont produites,
les cultures dont ces éléments de nouveauté ont été extraits
avaient une force propre. Il ne s’agit donc pas de mécanismes qui s’excluent l’un l’autre. La coexistence entre continuité et réinvention délibérée est particulièrement sensible
dans la phase la plus radicale de la Révolution française. En
1792‑1794, malgré une idéologie d’innovation extrême et de
défiance envers le catholicisme, les nouvelles idées s’imposaient et faisaient sens pour les contemporains parce qu’elles
pouvaient se connecter à des conceptions et à un vocabulaire
qui étaient présents dans l’héritage religieux de la France.
Le débat sur la sécularisation soulève la question, complexe, de la relation entre religion et politique en Occident.
En passant par divers avatars, la distinction conceptuelle entre
religion et politique ressortit à l’histoire occidentale depuis
le christianisme primitif. Mais prenons deux concepts beau‑
coup plus récents : celui de « religion civile » (un concept
qui s’est développé voilà relativement peu de temps pour
analyser la situation des États-Unis, où la religion sert de
colonne vertébrale à l’identité politique nationale, mais qui
remonte à Jean-Jacques Rousseau et, avant lui, à la Rome
antique) et celui de « religion politique » (un concept qui
cherche à rendre compte des dynamiques du fascisme, du
nazisme et du communisme soviétique, où une idéologie
politique était déclinée en un ensemble de croyances et de
liturgies). La coexistence de ces deux concepts suggère la
profonde interpénétration, en pratique, de la religion et de
la politique comme sphères ou comme instances au cœur
de la période contemporaine.
Dans leurs formes les plus violentes, mais aussi comme institutions humaines prônant la paix comme valeur, les nations
occidentales modernes sont les héritières, par le biais de la
sécularisation, des communautés cultuelles antérieures. En
outre, comme nous le verrons au chapitre VII, les penseurs
prémodernes, quand bien même ils distinguaient différentes
sphères, ont longtemps considéré que c’était le devoir et
le droit de la religion que d’organiser sociétés et régimes
politiques ; ou ils ont attribué aux instances religieuses des
devoirs et des droits que nous définirions maintenant comme
politiques. Quelqu’un pouvait donc dénoncer un comportement « politique » dans des domaines religieux ou alléguer
une transgression des frontières entre politique et religion
au détriment de cette dernière ; mais la même personne
pouvait accorder une valeur religieuse à des questions que
la modernité perçoit désormais comme politiques.
Troisième mise en garde : on ne saurait attribuer au
seul christianisme l’origine de la violence. Cette étude se
concentre sur la face sombre de l’empreinte du christianisme occidental ; ce qui pourrait conduire certains lecteurs
à conclure que cette religion, spécifiquement, a joué un rôle
néfaste. Il ne s’agit nullement de nier que d’autres cultures
ont perpétré des massacres et se sont livrées à des violences
extrêmes. L’impitoyable guerre menée par les puritains au XVIIe siècle, en Amérique du Nord, allait de pair avec les tactiques de terreur des tribus indiennes, lesquelles incluaient
d’épouvantables mutilations. Les Mongols, au XIIIe siècle, en
envahissant la majeure partie de l’Asie centrale, ont laissé
des piles de crânes minutieusement érigées devant les villes
conquises pour décourager les velléités de résistance.
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