Israël, comme hétérotopie occidentale...

Les mots de Foucault résonnent alors comme des prophéties. Car c’est au même moment, la même année – il vivait alors en Tunisie – que Michel Foucault, cet obsédé des relations du pouvoir et du savoir, l’un des plus grands inspirateurs de Edward W. Said, inventa l’idée d’hétérotopologie.

 L’hétérotopie apparaît comme l’équivalent, rapporté à l’espace, de l’homosexualité, relativement au genre, et de l’hétérochronie, relativement au temps. L’espace est en effet, pour lui, le lieu privilégié de compréhension du mode de fonctionnement du pouvoir. Il ne va pas sans un certain savoir, exploré, véritablement pour la première fois, par Said dans L’Orientalisme, qu’il publia en 1978. L’orientalisme est en effet un colonialisme de l’esprit, une colonisation intellectuelle.

 Il commence par un découpage qui isole une région du monde pour en faire un espace homogène, aisément identifiable, pourvu d’une population aux caractéristiques typiques. La création de l’Orient coupe et suspend ainsi, inévitablement, les relations historiques, pacifiques ou belliqueuses entre l’est et l’ouest et contribue, ipso facto, à constituer une Europe du même gabarit, formatée en regard de cet Orient ad hoc, à la fois terrain d’aventures et territoire à conquérir : île imaginaire.

 Quant à la création d’un Etat à la fois neuf et nouveau, en 1948, dans cette région, elle a été considérée, à l’ouest, comme l’introduction conjointe de la démocratie et de la modernité dans un monde dominé par le « despotisme oriental » et « l’arriération mentale ». Comment l’appréhender, autrement qu’historiquement, et donc sans s’occuper de quelque « légitimité » que ce soit ?

 L’hétérotopie telle que Michel Foucault en a dessiné les contours n’a pas été, du moins immédiatement, une idée que ses lecteurs ont reprise à leur compte. Or, pourtant, la présentation qu’en donne l’auteur est ici d’une pertinence inouïe. Son point de départ est une observation qui manque singulièrement d’originalité : « On ne vit pas dans un espace neutre et blanc ; on ne vit pas, on ne meurt pas, on n’aime pas dans le rectangle d’une feuille de papier. On vit, on meurt, on aime dans un espace quadrillé, découpé, bariolé, avec des zones claires et sombres, des différences de niveaux, des marches d’escalier, des creux, des bosses, des régions dures et d’autres friables, poreuses. » Mais, tout de suite, Foucault rompt avec cette description bonhomme pour affirmer qu’il existe des « contre-espaces », autrement dit des lieux qui ne sont pas comme les autres, qui n’en sont pas seulement différents, mais qui sont « absolument » différents : « des lieux qui s’opposent à tous les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer, à les neutraliser ou à les purifier ». Ce sont des « utopies localisées ».

 On ne saurait mieux définir la position d’Israël. Utopie localisée vouée à faire disparaître l’Orient du sol et de la terre ainsi politiquement isolée (du reste du « monde arabe »), le jeune pays est destiné à éradiquer tout ce qui est arabe et musulman de son territoire non pas par intention volontairement affichée, mais pour s’extraire et s’abstraire de ce qui les qualifiait et qui constituait aussi, par le passé, les attributs des « Juifs d’Orient » que leurs coreligionnaires européens considéraient souvent comme inférieurs à eux, plus « arriérés », moins « modernes », du fait même de leur implantation en « Orient ».

 Cette utopie localisée juxtapose, au même endroit, des espaces en principe incompatibles. L’hétérotopie tient ainsi la géographie en échec. Un cimetière ou un bordel sont, par exemple, des hétérotopies : ils sont des trous topologiques. Il n’est pas, donc, de société qui ne comporte, d’une manière ou d’une autre, d’hétérotopie, c’est-à- dire de contre-espaces spécifiques. Une hétérotopie localisée est donc plus ou moins étendue et va de la particularité urbaine à l’exceptionnalité géographique.

Sa deuxième dimension spécifique ne concerne plus l’espace mais le temps. En effet, il n’y a pas d’hétérotopie sans hétérochronie, notamment lorsque le temps s’accumule, comme le dit Foucault, à l’infini. Ce qu’il nomme « hétérotopie éternitaire » est aussi, dans le cas qui nous occupe, extrêmement pertinent : « l’idée de tout accumuler, l’idée, en quelque sorte, d’arrêter le temps, ou plutôt de le laisser se déposer à l’infini dans un certain espace privilégié, l’idée de constituer l’archive générale d’une culture, la volonté d’enfermer dans un lieu tous les temps, toutes les époques, toutes les formes et tous les goûts, l’idée de constituer un espace de tous les temps, comme si cet espace pouvait être lui-même définitivement hors du temps, c’est là une idée tout à fait moderne. »

Car si Foucault donne l’exemple du musée ou de la bibliothèque, il ne lui vient pas à l’esprit d’inclure d’autres formations sociales, plus grandes que ces institutions modernes, comme les Etats, ce qui est pourtant tout à fait possible. Ce que l’hétérotopie éternitaire révèle, c’est le degré d’investissement symbolique maximal qu’elle implique. On est là dans la radicalité même, c’est-à-dire dans le tout ou rien. Car on a affaire à un espace sub specie aeternitatis : non pas un espace global mais un espace total.

 Israël relève indubitablement de cet « éternitaire » si bien décrit par Foucault. La « purification » s’entend alors doublement, de façon externe et de façon interne. De façon externe, il s’agit, pour les « pionniers » européens d’abord, israéliens ensuite, de se montrer incomparables aux Arabes. On comprend pourquoi, étant donné le peu d’estime dans lequel étaient tenus les habitants de la région. De façon interne, la purification s’est aussi entendue comme une espèce de « régénération » qui transforme la victime en héros, le faisant devenir, à l’opposé des représentations antisémites, à la fois soldat viril et agriculteur courageux. Il ne faut pas oublier, en effet, le défi subjectif que représente, au sens fort de ce terme, le fait de cultiver un « désert ».

« Le colon fait l’histoire, écrivait Fanon. Sa vie est une épopée, une odyssée. Il est le commencement absolu : « Cette terre, c ‘est nous qui l’avons faite ». Il est la cause continuée : « Si nous partons, tout est perdu, cette terre retournera au Moyen-Âge. ». » Ce n’est, comme l’aurait dit Rodinson, ni monstrueux, ni stupéfiant. Mais cela ne se comprendrait pas sans que soit rappelé l’orientalisme alors en vigueur : les « Orientaux » ne cultivant que l’art de la friche. Cela ne se comprendrait pas non plus sans que soit rappelé l’importance, pendant tout le siècle et surtout après la seconde guerre mondiale, de la question de la souveraineté. Elle apparaissait comme le seul destin possible d'un peuple, ce que l'on retrouve dans le sionisme mais également comme le seul mode de résolution de conflits, notamment coloniaux.

Ainsi le Fatah fut-il créé par Yasser Arafat, en 1959, sur le modèle du FLN algérien. Quand l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) ou Munazzamat al Tahrir al-Filastiniyah fut fondée en 1964, elle refusait alors la souveraineté d'Israël, prônait l'élimination de cet Etat, et se donnait pour objectif d'établir un Etat palestinien indépendant, c'est-à-dire souverain. Un fauteuil pour deux. La double liaison du peuple et de la souveraineté, dans sa double dimension coloniale (côté israélien) et anticoloniale (côté palestinien) place déjà Israël dans un paradoxe logique.

 L'ouverture et la fermeture relatives sont également des déterminations cruciales des hétérotopies. Car celles-ci sont, avant-tout, des eutopies. Qui admet-on, alors, dans ce qui doit être un utopie et un contre-espace? Quel principe de sélection retenir? Il est impossible, sauf à détruire ce que l'on est en train de créer, de laisser l'espace ouvert aux quatre vents.

 Car, alors, l'ouverture est illusoire et le «lieu ouvert» possède, paradoxalement, la propriété de « maintenir au-dehors», position dans laquelle sont placés aujourd'hui encore les Israéliens arabes, qui sont citoyens de seconde zone. La purification (religieuse) et l'initiation (sexuelle) - ce qui signifie généralement, en contexte colonial, accès privilégié à la prostitution - sont les moyens les plus aisés à mettre en route pour permettre l'accès aux contre-espaces. C'est ainsi, par association d'idées, et via les souvenirs qu'Aragon livre de ses entrées dans les maisons closes, que Foucault en vient, dans sa conférence sur les Hétérotopies, à comparer les «maisons de tolérance» et les « colonies».

Il voit en effet dans les secondes une figure inversée des premières car si les bordels visent à dissiper le réel dans l'illusion, les colonies sont créées pour réaliser des illusions, ce en quoi elles sont à la fois des utopies et des contre espaces. Si elles servent à (vouloir) réaliser ces illusions, c'est parce que, comme Foucault le précise, ces colonies sont attachées à des «valeurs imaginaires ». Là encore, on peut se demander s'il existe des espaces et des sociétés qui ne soient pas attachées à ce type de valeurs. La volonté de créer, ex nihilo, une société « autre» reste cependant entreprise extraordinaire.

La dimension symbolique et imaginaire si forte que possède Israël, y compris en dehors de ses frontières, en Europe ou aux Etats-Unis, est indissociable et de la qualification négative de l'espace à l'intérieur duquel ce pays a été créé et du caractère colonial - c'était l'Orient - que le territoire sur lequel l'Etat d'Israël a été édifié possédait puisqu'il était auparavant sous mandat britannique.

Le 24 juillet 1922 en effet, le Conseil de la Société des Nations formule des considérants qui mettent la Palestine, jusqu'alors, depuis le XVIe siècle, province de l'Empire ottoman, à disposition des « principales puissances alliées». Les Arabes palestiniens y sont des indigènes muets : ils n'ont pas un mot à dire. Ces dispositions entérinent la fameuse décision britannique du 2 novembre 1917, dite déclaration Balfour, de « l'établissement en Palestine d'un foyer national pour le peuple juif», consacrant « la reconnaissance des liens historiques du peuple juif avec la Palestine», et donc la dimension éternitaire de cette hétérotopie.

La Grande-Bretagne est choisie comme « mandataire pour la Palestine», avec «tout pouvoir de législation et d'administration ». Un projet de partition anglo-américain sera ensuite adopté par l'Assemblée générale des Nations unies le 29 novembre 1947. Le détachement, avec Israël, dont les frontières ne coïncident pas exactement avec les limites de la Palestine, intervint donc trente ans après la mise à disposition de celle-ci auprès des puissances alliées. Des Européens (Israéliens) succédèrent aux Européens (Britanniques) dans l'administration d'une portion de territoire faisant partie d'un ensemble nommé « monde arabe». Ce détachement intervint « naturellement» puisque étaient articulées et pour ainsi dire liées, en 1922, l'absence de préjudice d'une part «aux droits civils et religieux des communautés non juives en Palestine», d'autre part « aux droits et au statut politique dont jouissent les juifs dans tout autre pays». L'intérieur et l'extérieur se trouvaient ainsi durablement corrélés. Ce n'est que dans un deuxième temps que les juifs « orientaux» du Maghreb éliront Israël comme patrie...

[Seloua Luste Boulbina, « Les Arabes peuvent-ils parler ? »]

Aucun commentaire: