Pour un dépassement de la dialectique du Maître et de l'Esclave...

L'intérêt que je porte au célèbre passage qui ouvre la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel [celui de la dialectique du Maître et de l'Esclave] est double: tout d'abord, il peut être utilisé pour faire une analyse de la modernité que répudie Habermas parce qu'elle se fonde sur une approche qui voit dans l'association intime de la modernité et de l'esclavage une question conceptuelle fondamentale. Il y a là quelque chose de tout à fait important parce que cela peut permettre de s'opposer fermement à l'idée fascinante de l'histoire comme progrès et offrir l'occasion de périodiser et d'accentuer autrement les descriptions de la dialectique des Lumières, qui n'ont pas toujours eu le souci de regarder la modernité à travers le prisme du colonialisme ou du racisme scientifique. En second lieu, un retour à l'analyse hégélienne du conflit et des formes de dépendance produits dans la relation entre le maître et l'esclave met en avant la question de la violence et de la terreur, qui est également trop souvent négligée. Pris ensemble, ces problèmes sont l'occasion de dépasser le débat stérile entre un rationalisme eurocentrique qui exclut l'expérience de l'esclavage du récit de la modernité tout en affirmant que les crises de la modernité peuvent trouver une solution de l'intérieur, et un antihumanisme tout aussi occidental qui situe l'origine de ces crises dans les défauts du projet des Lumières.

Cornel West a rappelé que Hegel était le philosophe préféré de Martin Luther King. Le point d'entrée dans le discours de la modernité que nous offre Hegel est doublement important car, comme nous le verrons, un grand nombre d'intellectuels formés par l'Atlantique noir ont engagé avec lui un dialogue critique. Leur relation difficile et profondément ambivalente avec son œuvre et avec la tradition intellectuelle dans laquelle elle s'inscrit permet de situer leur position inconfortable vis-à-vis du monde des lettres et de la politique occidentales, et d'identifier les différentes perspectives sur monde moderne qu'ils ont exprimées. Le poème d'Arruri Baraka ritulé « Hegel » (1963) exprime parfaitement cette ambivalence, montre que l'appropriation des thématiques hégéliennes est loin être toujours négative :

 Je crie à l'aide. Et personne ne vient, n'est jamais 
venu. Pas une seule main secourable 
 ne m'a jamais été tendue ... 
 pas un seul mot secourable ne s'est arraché à la chair 
 avec la volonté imparfaite et belle 
 qui me délivrerait de ce pesant contrat de vacuité. 

 Dans L'Être et le Néant, Sartre note que Hegel n'aborde pas les relations horizontales entre maîtres ou à l'intérieur de la caste des esclaves, pas plus que l'impact d'une population libre et non propriétaire d'esclaves sur l'institution de l'esclavage. En dépit de ces lacunes, sa perspicacité et sa vision de l'esclavage comme, en un sens, fondement de la modernité, permettent de rouvrir le débat sur les origines de la politique noire à l'âge des révolutions euro-américaines, et sur les relations qui en découlent entre les différentes variétés de radicalisme qui ont nourri les luttes des esclaves pour l'émancipation et la justice raciale, restées vivantes dans les luttes de leurs descendants aujourd'hui dispersés. L'esclavage dans les plantations était bien plus qu'un système de travail et un mode particulier de domination raciale.

Qu'il contînt l'essence même du capitalisme ou n'en fût qu'un élément résiduel, précapitaliste, dans un rapport de dépendance au capitalisme au sens propre, il a quoi qu'il en soit posé les fondations d'un réseau singulier de relations économiques, sociales et politiques. Surtout, « sa disparition a soulevé des questions fondamentales sur l'économie, la société et la politique », et il a conservé une place centrale dans les mémoires historiques de l'Atlantique noir.

La façon dont ces populations continuent de faire un usage créatif et communicatif de la mémoire de l'esclavage nous détourne de deux positions qui vont de pair et ont surdéterminé jusqu'à présent le débat sur la modernité : un rationalisme complaisant, acritique, et un antihumanisme embarrassé et rhétorique, qui ne fait que banaliser la puissance du négatif. Dépasser cette alternative suppose l'examen de ce que l'on peut appeler, après Walter Benjamin, les fondements historiques de la moderniré. Si celui-ci ne se doutait pas que l'on pût considérer l'histoire moderne comme scindée par l'axe séparant les maîtres et maîtresses euro-américains de leurs esclaves africains, plusieurs éléments de sa pensée, en particulier ceux issus de sa relation à la mystique juive, ont fourni à ma propre critique un riche matériau.

Le temps est venu pour l'histoire primitive de la modernité d'être reconstruite à partir des points de vue des esclaves. Ceux-ci apparaissent dans la conscience particulièrement aiguë tant de la vie que de la liberté, conscience alimentée, chez les esclaves, par la « terreur mortelle de son maître souverain » et par « l'ordalie » perpétuelle que représente l'esclavage pour l'esclave masculin. Cette histoire primitive de la modernité offre une perspective unique sur de nombreux problèmes intellectuels et politiques aux débats sur la modernité. J'ai déjà mentionné la conception de l'histoire comme progrès.

Outre cette éternelle et épineuse question, le point de vue des esclaves n'exige pas seulement l'analyse de la dynamique particulière du pouvoir et de la domination dans les sociétés de plantation vouées à la poursuite du profit, mais encore celle de catégories centrales au projet des Lumières, telles que les idées d'universalité, de permanence de la signification, de cohérence du sujet ainsi que, bien sur, l' ethnocentrisme fondateur où elles tendent à s'ancrer. 

Chacune de ces questions a eu des répercussions sur la formation du discours racial et intéresse la compréhension du développement de la politique raciale. Ces problèmes mis à part, le point de vue des esclaves nécessite une critique du discours de l'humanisme bourgeois, que de nombreux penseurs ont mis en cause dans l'essor et la consolidation du racisme scientifique. Le recours à la mémoire de l'esclavage comme moyen d'interprétation suggère que cet humanisme ne peut être simplement amendé par l'intégration des figures des Noirs, auparavant assignés à une catégorie intermédiaire entre l'animal et l'humain, que Du Bois qualifie de « tertium quid ».

 En conformité avec les éléments spirituels qui contribuent également à le distinguer de la rationalité moderne laïque, le point de vue des esclaves ne manifeste qu'un intérêt secondaire pour l'idée d'utopie rationnelle. Leurs catégories premières sont profondément imprégnées par l'idée d'apocalypse révolutionnaire ou eschatologique, par le Jubilé. Avec provocation, elles suggèrent que la plupart les progrès de la modernité sont superficiels, ou ne sont que de pseudo-avancées dépendantes du pouvoir du groupe racialement dominant, de sorte que la critique de la modernité ne peut être menée à bien à partir de ses propres normes philosophiques et politiques, de façon immanente. 

Les figures dont nous allons examiner l' œuvre avaient toutes une conscience aiguë des promesses et des potentialités du monde moderne. Mais leurs perspectives critiques à son égard n'étaient qu'en partie issues de ses propres normes. Tout en s'efforçant de maintenir un équilibre entre la défense et la critique de la modernité, ces figures puisaient délibérément dans des images et des symboles prémodernes, auxquels la comparaison avec la brutalité de l'esclavage moderne conférait une grande force. Ces derniers ont contribué à la formation d'une forme vernaculaire de la conscience malheureuse qui nous oblige à repenser la signification des notions de rationalité, d'autonomie, de réflexion, de subjectivité et de pouvoir à la lumière d'une réflexion approfondie sur la condition des esclaves et sur l'idée selon laquelle la terreur raciale n'est pas seulement compatible avec la rationalité occidentale, mais en est le complice empressé. 

S'agissant de la politique et de la théorie sociale contemporaines, la valeur de ce projet repose dans sa promesse de révéler à la fois une éthique de la liberté qui pourra venir compléter l'éthique de la loi de la modernité, et une nouvelle conception de l'individualité et de l'individuation, construite à partir du point de vue des esclaves, en rupture définitive avec les corrélats psychologiques et épistémiques de la subordination raciale. Ce point de vue instable doit être bien distingué de l'appel au narcissisme épistémologique et à la souveraineté absolue de l'expérience immédiate parfois associé à cette expression. On en trouve un résumé dans la tentative opérée par Foucault d'étendre l'idée d'auto-inventaire critique au champ politique, comme en témoigne ce commentaire sur les Lumières : « L'ontologie critique de nous-mêmes, il faut la considérer non certe comme une théorie, une doctrine, ni même un corps permanent de savoir qui s'accumule; il faut la considérer comme une attitude, un ethos, une vie philosophique où la critique de ce que nous sommes est à la fois analyse historique des limites qui nous sont posées et épreuve de leur franchissement possible » 

 Une fois reconnue la force culturelle du mot « modernité », il nous faut aussi explorer les traditions d'expression artistique issues de la culture des esclaves. Ainsi que nous le verrons dans le prochain chapitre, l'art - en particulier sous la forme de la musique et de la danse - a été accordé aux esclaves comme un ersatz des libertés politiques formelles qui leur étaient refusées dans le régime de la plantation. Les cultures expressives qui se sont développées sous l'esclavage ont préservé durablement, sous une forme artistique, de désirs et des besoins qui vont bien au-delà de la seule satisfaction des nécessités matérielles. 

En opposition avec le présupposé moderne de séparation fondamentale entre l'art et la vie, ces formes expressives ne cessent d'affirmer leur continuité. Elles célèbrent l'enracinement de l'esthétique dans les autres dimensions de la vie sociale. L'esthétique particulière que préserve la continuité de la culture expressive ne découle pas d'une évaluation dépassionnée et rationnelle de l'objet artistique, mais d'une contemplation forcément subjective des fonctions mimétiques de la performance artistique dans les processus de lutte pour l'émancipation, la citoyenneté et, finalement, l'autonomie. 

La subjectivité n'est liée ici à la rationalité que de façon contingente. Cette forme d'interaction peut se fonder sur la communication, mais elle n'est pas un échange équivalent idéalisé entre des citoyens égaux qui expriment leur respect les uns pour les autres dans un discours grammaticalement unifié. Les schémas extrêmes de communication définis par l'institution de la plantation nous forcent à reconnaître les ramifications antidiscursires et extralinguistiques du pouvoir à l'œuvre dans la formation des actes de communication. Il se peut après tout qu'il n'y ait pas eu d'autre réciprocité sur la plantation que la possibilité de la rébellion et du suicide, de la fuite et du deuil silencieux - il n'y a en tout cas certainement pas d'unité grammaticale du discours pour véhiculer la raison communicative. À plusieurs égards, les habitants de la plantation ne vivent pas en synchronie. Leur mode de communication est divisé par les intérêts politiques et économiques radicalement opposés qui distinguent le maître et la maîtresse de leur cheptel humain. 

Dans ces conditions, la pratique artistique garde une « fonction cultuelle », en même temps que ses prétentions à l'authenticité et au témoignage historique peuvent être activement conservées. Elle se diffuse à travers l'ensemble de la collectivité raciale subalterne, où les relations de production et de réception culturelles sont totalement différentes de celles qui définissent la sphère publique des maîtres. Dans cet espace strictement restreint, l'art, profane ou sacré, est devenu la clef de voûte de la culture politique des esclaves et de leur histoire cultuelle. Il demeure encore aujourd'hui le moyen par lequel les activistes de la culture se livrent à des « critiques salvatrices » du présent à la fois en mobilisant les mémoires du passé et en inventant un autrefois imaginaire capable d'alimenter leurs espérances utopiques. 

 Nous constatons aujourd'hui que les « arts de l'ombre » (« arts of darkness ») sont apparus en Occident au moment où la modernité s'avérait étroitement liée aux formes de terreur légitimée par l'idée de « race ». Il ne faut pas oublier que, si modernes qu'elles aient semblé les pratiques artistiques des esclaves et de leurs descendants s'enracinent aussi en dehors de la modernité. L'appel à l'antériorité comme antimodernité est plus qu'une simple figure de rhétorique récurrent, liant l'afrologie contemporaine à ses précurseurs du XIXe siècle. Ce gestes articulent une mémoire de l'histoire d'avant l'esclavage qui peut à son tour opérer comme un mécanisme permettant de catalyser le contre-pouvoir des esclaves et de leurs descendants. 

Cette pratique artistique se trouve donc inévitablement à la fois à l'intérieur et l'extérieur de la douteuse protection qu'offre la modernité. On peut l'examiner en relation avec les formes, les thèmes et les idées modernes mais elle porte en elle sa propre critique de la modernité, une critique forgée à partir des expériences particulières de l'esclavage racialisé dans un système légitime et censément rationnel de travail non libre. En d'autres termes, cette formation artistique et politique en est venu à chérir sa part d'autonomie vis-à-vis de la modernité, cette vitalité indépendante, issue de la pulsation syncopée des perspectives philosophiques et esthétiques non européennes, et de leurs répercussions sur les normes occidentales. Cette autonomie a continué à se développer tandis que l'esclavage, le colonialisme et la terreur qui l'accompagnaient orientaient les arts vitaux des esclaves contre les conditions typiquement modernes caractérisant leur oppression - une sorte de sous-produit de la production forcée de marchandises destinées au marché mondial. Ce système a engendré une modernité éloignée des normes de raffinement et des mondes fermés de l'Europe rmétropolitaine qui ont jusqu'ici accaparé l'attention des théoriciens. 

 L'intérêt pour la saisissante dualité qui résulte de cette position unique - au sein d'un Occident élargi mais non complètement issu de lui - est un trait distinctif de l'histoire intellectuelle de l'Atlantique noir. Nous verrons qu'on le retrouve dans les écrits de nombreux auteurs noirs modernes. Frederick Douglass est le premier d'entre eux et sa vie est exemplaire quant à l'objet de ce livre. Il a parcouru l'Atlantique, militant et plaidant sans relâche la cause des esclaves. Il sera trop long de débattre ici de l'impact de ses voyages en Angleterre et en Écosse, même si cela donnerait une idée de la dimension spatiale du monde de l'Atlantique noir. Contrairement à d'autres candidats au rôle de père fondateur du nationalisme noir - Martin Delany, Edward Wilmor Blyden et Alexander Crummell -, Douglass a lui-même été esclave. On se souvient généralement de lui pour ses qualités d' orateur politique passionné. Ses écrits restent une ressource importante pour l'analyse politique et culturelle de l'Atlantique noir.

[Paul Gilroy« L'Atlantique Noir. Modernité et double conscience »]

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