« L'invention de l’immigré » (Hervé Le Bras), un compte-rendu..

L’immigré – et sa définition : “personne née étrangère à l’étranger” – aurait été inventé au lendemain du recensement de 1990 qui indiquait que, par rapport à 1982, la proportion et même le nombre des étrangers installés en France avaient baissé. Certains immigrés sont des étrangers, d’autres sont français. Ces derniers, naturalisés, ne sont plus des étrangers mais restent, ad vitam aeternam, pour la statistique nationale et prétendument républicaine des “immigrés”.

En France, on peut donc être étranger, immigré ou pas, français, immigré ou pas. Le Français naturalisé se trouve renvoyé à ses origines, extérieures et étrangères. Hier tout était simple : on était français ou étranger. Aujourd’hui on peut être français, mais Français “immigré”.

La “nocivité” du mot selon Hervé Le Bras est de faire “fi de la naturalisation”, et plus grave, d’avoir “gonflé la partie étrangère en lui adjoignant les naturalisés, ce qui a creusé l’écart entre ces derniers et les Français”. Ainsi, en renvoyant le naturalisé à son étrangeté on élargissait, “le fossé […] entre les Français de naissance et les immigrés”.


Mais pourquoi cette gymnastique conceptuelle ? Que révèle cette trituration statistique ? Quels sont les ressorts inconscients de cette “invention” ? Il faut, avec l’auteur, remonter loin en arrière, suivre la généalogie des idéologies qui ont présidé à la genèse du terme, et interroger la neutralité scientifique des outils statistiques. En 1913, Paul Leroy-Beaulieu écrit : “Si la race blanche et la civilisation occidentale ont pu prendre la prédominance dans le monde, c’est qu’elles ont produit régulièrement un excédent de population qui a pu se déverser sur l’Amérique et l’Océanie […].” Le vocabulaire utilisé est éloquent : “race”, “prédominance”, “excédent de population”, “déverser”. Il témoigne d’une représentation raciale de l’espèce, du poids de la démographie comme élément de la domination coloniale et comme puissance militaire et, enfin, d’une représentation des mouvements de population qui emprunte à la mécanique des fluides.

On tient là sans doute les fondements de “cette simplification des idées sur la migration” qui empêchent aujourd’hui encore de penser la complexité d’un phénomène multiforme et multidimensionnel. Alors si hier on pensait conquérir le monde en y “déversant” son surplus démographique, aujourd’hui, on craint l’invasion par une sorte d’inversion des fluides ! On craint l’invasion mais on craint surtout l’invasion d’hommes et de femmes qui ne sont certes plus renvoyés à une “race” estimée inférieure mais tout de même à une culture ou à une religion que l’on présuppose inassimilable, non intégrable et tout le toutim.

La ritournelle est connue. Cette conception colonialo-militaro-hydraulique des migrations s’est concrétisée par une politique nataliste, d’une part, et par une classification ethnique des étrangers, d’autre part. Cette classification, effectuée sur des bases politiques puis biologiques et enfin culturelles, organisée en “cercles concentriques”, inspirerait selon le démographe “encore la perception présente de l’immigration et de l’intégration”. Exit désormais les cercles concentriques qui hiérarchisaient les peuples des plus proches aux plus éloignés, place à “une dichotomie de plus en plus grossière : nous et les autres”, une division entre national et étranger qui ne retient que la logique du chiffre (la peur de l’invasion) au mépris de l’histoire des hommes et des nations, du dialogue des cultures, des logiques politiques et de la marche du monde. Le Français naturalisé reste un immigré renvoyé à son altérité, comptabilisé comme tel au détriment des dynamiques humaines et républicaines.

Dans ce voyage dans l’histoire et dans la démographie, Hervé Le Bras glisse quelques perles sur l’actualité. Il montre ainsi les dangers des statistiques ethniques : elles renvoient aux origines, or l’émancipation est aussi une émancipation des origines. Il bouscule quelques idées reçues sur l’importance des flux migratoires et sur les immigrations récentes. Il montre les nouveaux espaces de liberté en gestation, espaces individuels et collectifs, plus complexes certes, plus incertains sans doute, mais nés dans et avec les soubresauts de l’histoire, nés des parcours individuels originaux et des transformations notamment technologiques du monde. Autant d’évolutions qui font que l’intégration (et l’immigration) à la papa ne marche plus, qu’il faut en finir avec la “fiction” de l’étranger, de la “différence” rédhibitoire et de la crainte de l’invasion. Il faudra bien se libérer de ce qui a présidé à cette “invention de l’immigré”.

  Harzoune Mustapha

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