Les moi assiégés

En réfléchissant à ma propre idée de l'identité, je me suis rendu compte qu'elle a toujours reposé sur le fait d'être un migrant, qu'elle a toujours reposé sur ce qui me rendait différent de vous. Et l'une des choses les plus fascinantes à ce propos est que je me retrouve enfin au centre. À l'ère actuelle du postmodernisme, où vous vous sentez si dispersés, je suis au centre. Ainsi, ce que je me figurais comme dispersé et fragmenté en vient, d'une manière paradoxale, à constituer l'expérience moderne par excellence! Quelle douce revanche! Et, dans l'ensemble, cela m'amuse beaucoup: bienvenue dans la migration. Tout ceci m'a également permis de comprendre une chose sur l'identité sur laquelle je butais depuis déjà trois ans.

 J'ai été frappé par la marginalisation, la fragmentation, l'exclusion, le dénuement et la dispersion de la jeunesse noire de Londres. Toutefois ces jeunes paraissent malgré tout maîtres du territoire, comme si, d'une manière ou d'une autre, ils se trouvaient eux aussi « au centre», à leur place sans vraiment de soutien matériel, certes, ils occupent néanmoins un nouveau genre d'espace au centre. Et je me suis demandé, encore et encore: qu'est-ce qui, dans cette longue découverte/redécouverte de l'identité parmi les Noirs en situation de migration, leur permet de revendiquer certaines parties de la Terre qui ne sont pas les leurs, et avec un tel degré d'assurance? J'ai le sentiment qu'ils provoquent une sorte d'envie, si l'on peut dire. Il est quand même très drôle qu'un Britannique éprouve de l'envie à ce moment précis - qu'il veuille être Noir! Et je me rends bien compte que certains d'entre vous se déplacent discrètement vers cette identité marginale. Bienvenue, une fois encore, dans la marginalité.

La question est désormais la suivante: cette marginalité devenue centrale est-elle réellement l'expérience postmoderne par excellence? On m'a demandé de parler des « moi assiégés » [« minimal selves »], et je connais les discours qui ont théoriquement produit ce concept. Mais mon expérience me fait dire aujourd'hui que le discours de la postmodernité n'a rien produit de nouveau, si ce n'est une redécouverte du lieu qu'a toujours occupé l'identité. Et c'est en ce sens que je veux tâcher redéfinir un sentiment que les individus semblent de plus en plus éprouver à propos d'eux-mêmes - ce sentiment qu'ils sont tous, d'une certaine manière, récemment immigrés, si je puis m'exprimer ainsi.

On pose toujours les deux mêmes questions aux migrants: « Pourquoi êtes-vous venu? » et « Quand rentrez-vous chez vous? » Il n'existe pas un seul migrant qui connaisse la réponse à la seconde question, du moins jusqu'à ce qu'on la lui pose. Et ce n'est qu'à partir de ce moment qu'elle ou il sait que, véritablement, dans un sens profond, elle ou il ne retournera jamais chez elle ou chez lui. La migration est un voyage sans retour. Il n'y a pas de « maison» où rentrer. Il n'y en a jamais eu. Mais « Pourquoi êtes-vous venus? » est également une question très intéressante, et là en plus je n'ai jamais été capable de trouver une réponse satisfaisante. Je sais bien sûr ce que l'on est censé répondre: « pour l'éducation », « pour le bien des enfants», « pour une meilleure vie, plus d'opportunités », pour « enrichir mon esprit », etc. En vérité, je suis ici parce que ma famille n'y est pas. Je suis venu ici pour échapper à ma mère, voilà la vraie raison. Et est-ce que ce n'est pas là l'histoire universelle de la vie? Un individu est là où il est parce qu'il essaye d'échapper à un autre lieu. Voilà l'histoire que, pendant longtemps, je ne pouvais raconter à personne. Alors j'ai dû trouver d'autres histoires, d'autres fictions, qui paraissaient plus authentiques, plus acceptables, en lieu et place de la Grande Histoire de la fuite sans fin pour échapper à la vie de famille patriarcale. Ce que je suis - le « vrai » moi - s'est construit par rapport à tout un ensemble d'autres récits. J'ai toujours été conscient du fait que l'identité était une invention, bien avant que je ne le comprenne en des termes théoriques. L'identité se forme au point instable où se croisent les histoires « indicibles » de la subjectivité et les récits historiques, les récits d'une culture. Et, dans la mesure où il est positionné par rapport à des récits culturels qui ont été profondément spoliés, le sujet colonial est toujours « ailleurs »: doublement marginalisé, toujours déplacé ailleurs que là où il se tient, que là d'où il peut parler.

Ce n'était pas une blague quand j'ai affirmé avoir immigré pour échapper à ma famille. C'est exactement ce que j'ai fait. Le problème, comme on s'en aperçoit par la suite, est que comme la famille est toujours déjà « ici », on ne peur jamais la quitter réellement. Bien sûr, tôt ou tard, ils s'estompent dans la mémoire, parfois même dans la vie. Mais ce ne sont pas ces « enterrements » qui comptent réellement. J'aimerais de tout mon cœur qu'ils soient encore là, pour ne pas avoir à les porter, enfermés dans un coin de ma tête, de laquelle aucune migration n'est possible. Donc, dès le début vis-à-vis de ma famille, puis de cous les « autres » symboliques, j'ai toujours été conscient que le moi ne pouvait se constituer qu'à travers ce genre de contestation absente-présente de quelque chose d'autre, d'une sorte d'autre « vrai moi », qui à la fois est et n'est pas là.

Si vous vivez, comme cela a été mon cas, à la Jamaïque, dans une famille de la classe moyenne inférieure qui faisait tout pour être une famille jamaïquaine de la classe moyenne, qui faisait tout pour être un famille jamaïquaine de la classe moyenne supérieure, qui faisait tout pour être une famille de l'Angleterre victorienne, la notion de « déplacement » comme lieu de l'identité est un concept avec lequel vous apprenez vivre avant même de savoir l'épeler correctement. Vous apprenez à vivre avec, à vivre à travers la différence. Je me souviens d'une fois où, alors que j'étais retourné en visite à la Jamaïque au début des années l960 après la première vague de migration vers l'Angleterre, ma mère m'a dit « J'espère qu'ils ne te prennent pas pour un de ces immigrés, là-bas ! » Et, évidemment, je me suis alors rendu compte pour la première fois que oui, j'étais bel et bien un immigré. Soudainement connectée avec ce récit de la migration, une des versions de mon « vrai moi » m'apparut et je répondis: « Bien sûr que je suis un immigré! Qu'est-ce que tu crois que je suis ? » Alors elle me répondit, en bonne représentante de la classe moyenne jamaïquaine: « Eh bien j'espère que là-bas, ils vont fourrer tous les immigrés dans des bateaux! » (C'est bien ce qu'ils firent, et n'ont jamais arrêté depuis.)

Le problème est que, à la seconde même où on apprend que l'on est un « immigré», on se rend compte qu'on ne peut plus continuer à l'être: ce n'est pas une position tenable. Cette découverte que j'étais noir a pris la forme d'une longue et importante éducation politique. Se constituer en « Noir » est une autre manière de reconnaître son « moi» à travers la différence, c'est-à-dire à travers certaines polarités ou certaines extrémités contre lesquelles on essaye de se définir. Nous sous-estimons l'importance, dans un certain nombre d'événements cruciaux dans le monde, de cette capacité des gens à se constituer psychiquement dans l'identité noire. On a longtemps pensé qu'il s'agissait d'un processus politique très simple: une reconnaissance - une solutions, un endroit où l'on pouvait enfin se reposer et qui nous avait toujours attendus. Le « vrai moi », enfin!

Le fait est que l'identité noire n'a jamais été simplement là, à notre disposition. Elle a toujours été une identité instable sur les plans politique, culturel et psychique. Elle est aussi un récit, un conte, une histoire; quelque chose de construit, d'énoncé, de raconté, et non quelque chose que l'on trouve. Maintenant, les gens parlent de la société dont je viens de telle manière que je ne la reconnais absolument pas. Bien sûr que la Jamaïque est une société noire, disent-ils. En réalité, il s'agit plutôt de  personnes noires et marron qui ont vécu trois ou quatre cents sans se dire « Noirs ». Noir est une identité qui doit être apprise, et qui ne pouvait l'être qu'à un certain moment. À la Jamaïque, ce moment correspond aux années 1970. Si bien que l'idée selon laquelle, l'identité serait une question fermée, à laquelle on répond par «noir ou blanc» - si je peux me permettre cette métaphore - ne correspond pas du tout à l'expérience des Noirs, du moins celle des Noirs de la diaspora. Ce sont des «communautés imaginaires» qui, si elles sont symboliques, n'en sont pas moins réelles. D'ailleurs, où d'autre pourrait avoir lieu le dialogue de l'identité entre la subjectivité et la culture?

Ainsi, malgré toutes ses fragmentations et tous ses déplacements, le « moi » se réfère à un ensemble réel d'histoires. À quel point cette situation est-elle nouvelle? Il semblerait que de plus en plus de personnes se reconnaissent aujourd'hui dans ces récits de déplacement. Mais les récits de déplacement possèdent certaines conditions d'existence, se fondent sur des histoires réelles du monde contemporain, des histoires qui ne sont pas exclusivement psychiques, qui ne sont pas seulement des « voyages de l'esprit ». Que dire de ce moment spécifique ? S'agit-il simplement de la reconnaissance d'une condition générale de fragmentation de l'identité à la fin du XXe siècle?

Il est peur-être vrai que le moi est toujours, en un sens, une fiction, tout comme les «clôtures» qui sont nécessaires afin de créer des communautés d'identification - nationale, ethnique, familiale ou sexuelle - sont des clôtures arbitraires; et que les formes de l' action politique, qu' elles s'inscrivent dans des mouvements, des partis ou des classes, sont également toujours temporaires, partielles et arbitraires. Je crois que lorsque l'on reconnaît que toute identité se construit à travers la différence et que l'on commence à vivre avec une politique de la différence, on gagne énormément. Mais est-ce que l'acceptation du statut fictionnel ou narratif de l'identité n'implique pas dans le même mouvement son opposition - à savoir le moment de la clôture arbitraire? De là, est-il possible de forger une identité ou d'agir sur le monde sans cette clôture arbitraire - ce que l'on pourrait appeler la nécessité de signifier que la phrase « bien terminée? Le discours est potentiellement sans fin: c'est la sémiose infinie de la signification. Si bien que, pour dire quoi que ce soit, il est nécessaire de s'arrêter de parler. Bien sûr, toute interruption du discours ou tout point «final» est provisoire, et la phrase suivante remettra toutes les significations en jeu. Alors qu'est-ce que cela veut dire, « terminer » une phrase? Eh bien, c'est faire une sorte de pari. « J'ai besoin de dire quelque chose ... et de le dire maintenant ! » Cette chose qui est dite ne l'est pas pour toujours, ce n'est pas une vérité universelle: elle n'est sous-tendue par aucune garantie infinie. Mais, «maintenant», c'est exactement ce que je veux dire, c'est ce que je suis. À un certain moment, et dans certain discours, nous appelons ces clôtures inachevées le « moi », ou bien « société , la «politique», etc. Point final. Il n'existe toutefois en réalité aucun point final de ce genre. Il n'y a pas de politique sans l'intervention arbitraire du pouvoir dans le langage, sans la coupure de l'idéologie, sans un positionnement, un croisement des lignes ou encore une rupture. Je ne comprends pas ce que peut être l'action politique sans ces moments. Je ne vois pas d'où elle vient, je ne comprends pas comment elle est possible.

Tous les mouvements sociaux qui ont essayé de transformer la société et qui, pour ce faire, ont eu besoin de construire de nouvelles subjectivités, ont bien été obligés d'accepter cette clôture arbitraire - nécessairement fictionnelle, mais qui constitue également une nécessité fictionnelle -, qui n'est pas en elle-même un but ou une fin, mais une condition de possibilité à la fois de la politique et de l'identité.

Je suis parfaitement conscient que cette reconnaissance de la différence, de l'impossibilité d'avoir jamais une « identité» dotée d'une signification totalement unifiée, transforme notre conception de ce que peuvent être la politique et la nature même de l'engagement politique. On ne peut plus s'engager à deux cents pour cent. Mais suivre une ligne politique qui consiste à avancer indéfiniment tout en regardant en permanence par-dessus son épaule est un exercice périlleux. On risque sans cesse de tomber dans un trou. Est-il possible, en prenant acte de la légitimité du discours de l'auto-réflexivité, de constituer une politique de la reconnaissance de la nature nécessairement fictionnelle du « moi » moderne, ainsi que du caractère nécessairement arbitraire de la clôture des communautés imaginaires en relation avec lesquelles chaque individu est en permanence en train de devenir « soi »?

Envisager ces nouvelles conceptions de l'identité implique que nous prenions également la mesure de la redéfinition des formes de la politique qui s'ensuit: une politique de la différence, une politique de l'auto-réflexivité, une politique qui soit ouverte à la contingence tout en restant capable d'action. La politique de la dispersion infinie est une politique qui n'agit jamais, et que l'on peut se retrouver à soutenir pour les meilleures raisons du monde (c'est-à-dire au nom des plus nobles abstractions intellectuelles). Par conséquent, il faut bien tenir compte de ce à quoi nous pousse le discours absolutiste du postmodernisme. Il me semble désormais possible de réfléchir à la nature de nouvelles identités politiques qui ne seraient pas fondées sur une sorte de moi absolu et complet, et qui ne pourraient pas non plus être dérivées de récits de l'identité ou du moi achevés ou clos sur eux-mêmes, et de penser une politique qui ferait son deuil de toute « correspondance nécessaire ou essentielle » d'une chose avec une autre. Cette politique serait inévitablement une politique de l'articulation, c'est-à-dire une politique porteuse d'un projet hégémonique.

Je crois également que là, dehors, d'autres identités comptent. Ce ne sont pas les mêmes que celles qui peuplent mon espace intérieur, mais j'entretiens une relation et un dialogue avec elles. Ces autres identités permettent de résister au solipsisme de la plupart des discours postmodernistes. Je dois, d'une manière ou d'une autre, m'y frotter. Et tout cela constitue une politique au sens général, une politique visant à construire des « unités » dans la différence. Je crois bien que nous avons affaire à une nouvelle conception de la politique, qui s'enracine dans une nouvelle conception du moi ou de l'identité. Mais je crois également, théoriquement et intellectuellement, que cette nouvelle conception de la politique exige que nous commencions à parler non seulement le langage de la dispersion, mais également celui des clôtures contingentes de l'articulation.

Voyez-vous, je ne crois pas que nous soyons revenus à une définition de l'identité comme « moi assiégé ». Oui, il est vrai que les « grands récits » qui avaient jusqu'ici soutenu la prétention du moi à être une entité complète ne tiennent plus. Mais en fait, vous savez, il n'existe aucun « moi assiégé» qui ne rôde, là, dehors, sans entrer en relation avec les autres. Pensons juste à la question de la nation et du nationalisme. Tout le monde sait à quel point le nationalisme a été et est l'un des pôles ou terrains principaux d'articulation du moi. Et je crois que la manière dont certains aujourd'hui (et je pense particulièrement au sujet colonisé) commencent à construire une nouvelle conception de l'ethnicité qui soit un antidote au vieux discours du nationalisme et de l'identité nationale est très importante.

On sait tous qu'il s'agit là de terrains aussi dangereux que glissants. Reste que nation et ethnicité ne sont pas identiques. L'ethnicité peut effectivement être un élément constituant d'un des types les plus violemment régressifs de nationalisme ou d'identité nationale. Mais à notre époque, en tant que communauté imaginaire, l'ethnicité commence également à revêtir d'autres significations et à définir un nouvel espace pour l'identité. Elle insiste sur la différence - sur le fait que toue identité est placée et positionnée dans urne culture, dans un langage et dans une histoire. Tout discours est situé, vient toujours de quelque part, est toujours le fait de quelqu'un en particulier. Elle insiste sur la spécificité, sur la conjoncture. Mais elle n'est pas nécessairement un rempart contre les autres identités. Elle n'est pas attachée à des oppositions fixes, permanentes et inaltérables. Et elle n'est pas entièrement définie par l'exclusion.

Je ne désire pas faire croire que cette nouvelle ethnicité est un univers parfait, qui n'abriterait pas en son sein des rapports de pouvoir conflictuels. Comme tous les terrains d'identification, elle est traversée de conflits de pouvoir. Mais elle n'est pas autant saturée de rapports de pouvoir, d'agression et de violence que les formes plus anciennes de nationalisme. Le lent mouvement contradictoire qui mène du «nationalisme» à l'«ethnicité» en tant que source d'identité fait partie intégrante de cette nouvelle politique. Il fait également partie de ce que l'on appelle le «déclin de l'Occident» - ce formidable processus de -relativisation historique qui commence tout juste à faire que les Anglais : sentent, enfin, marginalement « marginaux ».

Stuart Hall

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