Le sionisme du point de vue des victimes

Toute idée ou tout système d'idées existe quelque part, fait partie intégrante des circonstances historiques et de ce qu'on pourrait appeler très simplement "la réalité". Cependant, l'une des particularités, qui a la vie longue, de l'idéalisme intéressé est la notion que les idées sont juste des idées et qu'elles existent seulement dans le royaume des idées. La tendance à les considérer comme appartenant seulement à un monde d’abstractions, cette tendance se fait plus forte parmi les gens pour qui une idée est essentiellement parfaite, bonne, non corrompue par le désir humain ou la fantaisie. Une telle opinion s'applique aussi quand les idées sont considérées comme le mal, comme absolument et parfaitement malfaisantes, et ainsi de suite. Quand une idée est devenue opérante - c'est-à-dire quand elle a fait la preuve de sa réalité en étant largement acceptée-, il semble évidemment nécessaire de la réexaminer, parce qu'elle doit être vue comme ayant pris quelques-uns des caractères de la réalité brute.

Ainsi, il est fréquemment avancé qu'une idée comme le sionisme, en raison de toutes les souffrances politiques qui s'y rattachent et des luttes menées en son nom, est en vérité une idée non modifiable qui exprime l'ardent désir de l'autodétermination politique et religieuse juive - de l’identité nationale juive - devant être menée à bien sur la Terre promise. Parce que le sionisme semble avoir culminé dans la création de l'Etat d'Israël, on dit aussi que la réalisation historique de l'idée sioniste confirme son essence non modifiable et, tout aussi important, qu'elle justifie les moyens mis en œuvre pour la réaliser. D'ailleurs, peu de choses ont été dites sur ce qu'a entraîné le sionisme pour les non-Juifs qui se trouvent l'avoir rencontré; où a-t-il surgi (en dehors de l'histoire juive), et de quoi, dans le contexte de l'Europe du dix-neuvième siècle, le sionisme a-t-il tiré sa force, rien n'est dit à ce propos. Aux yeux du Palestinien, pour qui le sionisme était l'idée de quelqu'un d'autre importée en Palestine et pour laquelle il a payé et souffert d'une façon très concrète, ces choses oubliées concernant le sionisme sont précisément celles qui ont une importance centrale. [...]

 Depuis les toutes premières périodes de son évolution moderne et jusqu'à ce qu'il aboutisse à la création d’Israël, le sionisme plaisait à un public européen pour qui la classification des autochtones des terres étrangères en plusieurs classes inégales était canonique et "naturelle". C'est pourquoi, par exemple, tous les Etats ou mouvements des territoires anciennement colonisés d'Afrique et d'Asie, sans exception, s'identifient à la lutte palestinienne, la comprennent et la soutiennent totalement. Il y a une incontestable ressemblance entre l'expérience des Palestiniens arabes aux prises avec le sionisme et l'expérience de ces peuples noirs, jaunes ou bruns qui furent dépeints comme des êtres inférieurs ou des sous-hommes par les impérialistes du dix-neuvième siècle. Parce que, bien qu'il ait coïncidé avec une période sans précédent d'acquisition de territoires par l'Europe en Afrique et en Asie, et c'était en tant que partie de ce mouvement général d'acquisition et d'occupation que le sionisme, initialement, avait été lancé par Theodor Herzl.

Durant les dernières décennies de la plus grande période d'expansion coloniale européenne, le sionisme fit aussi ses premiers et déterminants préparatifs pour obtenir ce qui est devenu maintenant un large territoire asiatique. Et il est important de rappeler qu'en se joignant à l'enthousiasme général de l'Occident pour l'acquisition de territoires au-delà des mers, le sionisme ne s'est jamais présenté sans ambiguïté comme un mouvement de libération juif, mais plutôt comme un mouvement juif d'implantation coloniale en Orient. Pour ces victimes palestiniennes déplacées par le sionisme, que les Juifs aient été victimes de l'antisémitisme européen n'est en aucune façon suffisant pour expliquer cette implantation et, étant donné qu'Israël continue d'opprimer les Palestiniens, peu d'entre eux sont en mesure de voir au-delà de leur réalité, à savoir que, ayant été victimes eux-mêmes, les Juifs occidentaux d’Israël sont devenus les oppresseurs (des Arabes palestiniens et des Juifs orientaux).

Ce ne sont pas là des commentaires historiques dépassés et oiseux car, d'une manière très essentielle ils expliquent et même déterminent beaucoup de ce qui se passe aujourd'hui tu Moyen-Orient. Le fait qu'aucune partie notable de la population israélienne n'a jusqu'à présent été capable de faire face à la terrible injustice sociale et politique faite aux Palestiniens natifs indique combien sont ancrées les anormales (encore maintenant) perspectives impérialistes fondamentales du sionisme, sa conception du monde, sa conviction de l'infériorité de l'Autre. Le fait aussi qu'aucun Palestinien, quelle que soit sa couleur politique, n'a été capable de se réconcilier avec le sionisme suggère à quel point, pour le Palestinien, le sionisme s'est avéré une praxis intransigeante, exclusive, discriminante, colonialiste.

En Palestine, la distinction sioniste radicale entre les Juifs privilégiés et les non-Juifs non privilégiés qui s'y trouvaient a été si puissante et si obstinément suivie que rien d'autre n'a émergé, aucune perception de l'existence humaine souffrante n'a franchi les limites des deux camps. En conséquence, il a été impossible aux Juifs de comprendre la tragédie humaine dans laquelle le sionisme a précipité les Palestiniens; et il a été impossible aux Palestiniens arabes de voir dans le sionisme autre chose qu'une idéologie et une pratique les maintenant en prison, eux et les Juifs israéliens. Mais dans le but de briser le cercle de fer de l'inhumanité, nous devons examiner comment il a été forgé, et ici ce sont les idées et la culture elles-mêmes qui jouent le rôle principal.

Considérez Herzl. Si c'est l'affaire Dreyfus qui l'amena d'abord à prendre conscience du problème juif, l'idée d'une implantation coloniale des juifs outre-mer comme antidote à l'antisémitisme lui vint à l'esprit presque en même temps. L'idée elle-même était courante à la fin du dix-neuvième siècle, même en tant qu'idée pour les Juifs. Le premier contact important de Herzl fut le baron Maurice de Hirsch, un riche philanthrope qui avait été derrière la Jewish Colonization Association pour aider les Juifs de l'Est à émigrer vers l'Argentine ou le Brésil. Plus tard, Herzl pensa plutôt à l'Amérique du Sud puis à L'Afrique comme lieux d'établissement dune colonie juive. Le colonialisme européen les considérait comme très acceptables, et que l'esprit de Herzl suivît la tendance impérialiste orthodoxe de son époque est peut-être compréhensible. Cependant, il est frappant de voir à quel point Herzl avait absorbé et intériorisé la manière dont les impérialistes considéraient les "autochtones" et leur "territoire".

Quoi qu'il en soit, il ne pouvait y avoir aucun doute dans l'esprit de Herzl que la Palestine, à la fin du dix-neuvième siècle, était habitée. Certes, elle était sous administration ottomane (et donc déjà une colonie), mais elle avait fait l'objet de nombreux récits de voyage, la plupart célèbres, par Lamartine, Chateaubriand, Flaubert et d'autres. Même s'il n'avait pas lu ces auteurs, Herzl, en tant que journaliste, a dû sûrement jeter un coup d'œil sur un Baedeker et constaté que la Palestine dans les années 1880, comptait 650 000 habitants, principalement arabes. Ce qui ne l'a pas empêché de considérer que leur présence était assez négligeable pour, dans son journal intime expliquer avec une froide prescience ce qui allait se produire. Les autochtones pauvres seraient expropriés en masse et, ajoutait-il, "l'expropriation et la déportation seraient effectuées discrètement et prudemment". Cela, "afin que le passage de la frontière puisse se faire à la dérobée, en procurant des emplois à population dans les pays de transit tout en lui interdisant tout emploi dans notre propre pays". Avec une précision incroyablement cynique, Herzl prédisait que la petite classe de ceux qui possédaient de vastes terrains pourrait être "achetée" - ce qui fut effectivement le cas. Tout le projet pour déplacer la population autochtone de Palestine dépassait largement tous les autres plans en cours pour s'emparer de larges portions de l'Afrique. Ainsi que Desmond Stewart le dit avec pertinence:

"Herzl semble avoir entrevu qu'en allant plus loin que tout colonialiste était allé jusque-là en Afrique, il s'aliénerait, pour un temps, l'opinion du monde civilisé. "D'abord, soit dit en passant", écrit-il dans les pages décrivant "l'expropriation involontaire", "les gens nous éviteront. Nous ne sommes pas en odeur de sainteté. Quand l'opinion internationale se sera retournée en notre faveur, nous serons solidement installés dans notre pays, ne redoutant plus l'afflux des étrangers et recevant nos visiteurs avec une aristocratique bienveillance et une orgueilleuse cordialité". Ce n'était pas là des mots qui pouvaient plaire à un péon d'Argentine ou à un fellah de Palestine. Mais Herzl n'avait pas l'intention de publier son journal immédiatement." 

Nul besoin d'adhérer au ton de conspirateur de ces commentaires (ceux de Herzl aussi bien que ceux de Stewart) pour reconnaître que l'opinion internationale, jusqu'aux années 1950 et 70, qui virent les Palestiniens imposer leur présence sur la scène politique mondiale, ne s'est pas beaucoup intéressée à l'expropriation de la Palestine. La plus importante réussite du sionisme fut d'obtenir la légitimation internationale pour ses propres réalisations, faisant ainsi apparaître comme négligeable le prix de ces réalisation pour les Palestiniens. Mais il est clair que dans la pensée de Herzl cela ne pouvait avoir lieu que à la condition qu'il y eût, au départ, une tendance de l'Europe à considérer les autochtones comme négligeables. C'est-à-dire que ces autochtones entraient déjà dans une grille de classification plus ou moins acceptable, qui faisait d'eux, sui generis, des êtres inférieurs aux hommes blancs ou occidentaux - et c'est cette grille culturelle de leur époque que les sionistes comme Herzl se sont appropriées, l'adaptant aux seuls besoins du nationalisme juif en développement.

Il faut répéter que ce qui dans le sionisme visait les objectifs sans doute justifiés de la tradition juive, préserver le peuple de l'exclusion et de l'antisémitisme et rétablir son identité nationale, correspondait aussi à ces aspects de la culture occidentale dominante (où, organiquement, le sionisme avait sa place) qui rendaient possible pour les Européens le fait de juger inférieurs, négligeables et sans importance les non-Européens. Pour l'Arabe palestinien, c'est donc la collaboration qui a compté, et en aucune manière les avantages procurés aux juifs. L'Arabe a fait les frais non d'un sionisme bienveillant - qui était réservé aux Juifs -, mais d'une culture essentiellement puissante et discriminante dont le sionisme a été l'agent en Palestine.

Ici, je dois faire une digression pour dire que la grande difficulté d'écrire aujourd'hui sur ce qui est arrivé à l'Arabe palestinien à cause du sionisme tient aux nombreuses réussites que ce mouvement a connues. Il ne fait aucun doute pour moi, par exemple, que la plupart des Juifs considèrent vraiment le sionisme et Israël comme des faits d'une importance extrême pour la vie juive, en raison de ce qu'il est advenu des Juifs en ce siècle. Et puis aussi, tout à fait en dehors de ses spectaculaires succès militaires jusqu'à récemment, on doit reconnaître les quelques remarquables réalisations politiques et culturelles d'Israël. Plus important, Israël est un sujet qu'on peut, dans l'ensemble, penser positivement et avec moins de réserves que celui des Arabes, qui, après tout, sont des Orientaux folkloriques, étranges, hostiles; c'est sûrement un fait évident pour quiconque vit en Occident. En même temps, ces succès du sionisme ont fait que l'opinion qui prévaut sur la question de Palestine est presque totalement en faveur du vainqueur et prend à peine en compte la victime.

Finalement, qu'a ressenti la victime quand elle a vu les sionistes débarquer en Palestine ? Que pense-t-elle de ce qu'on dit du sionisme aujourd'hui? Où et comment, à ses yeux, les pratiques qu'elle subit s'inscrivent-elles dans l'histoire du sionisme? Ce sont là des questions qui n'ont jamais été posées - et c'est précisément celles que je tente de soulever et auxquelles je tente de répondre ici, dans cet exposé des liens existant entre le sionisme et l'impérialisme européen. Mon but est d'essayer de révéler les effets du sionisme sur ses victimes, et ces effets peuvent seulement être étudiés d'un point de vue généalogique, dans le cadre fourni par l'impérialisme, même durant le dix-neuvième siècle quand le sionisme n'était encore qu'une idée et non un Etat nommé Israël. Pour le Palestinien qui écrit maintenant sérieusement sur ce que son histoire a signifié, et qui essaie - comme j'essaie moi-même - de voir ce que le sionisme a été pour les Palestiniens, l'observation d'Antonio Gramsci, selon laquelle "la conscience que ce que l'on est réellement [ ... ] est de «se savoir» un produit du processus historique jusqu'à cet instant, qui a déposé en vous une infinité de traces sans laisser un inventaire", est utile. Travailler à dresser un inventaire est une nécessité impérieuse, continue Gramsci, et ainsi doit-il en être aujourd'hui, quand l'"inventaire" de ce que les victimes du sionisme (non ses bénéficiaires) ont enduré est rarement porté à la connaissance de l'opinion publique.

Nous sommes pointilleux quand il s'agit de faire des distinctions entre l'idéologie (ou la théorie) et la pratique, évitons donc d'aborder le cas de l'impérialisme européen avec trop de désinvolture afin d'être plus précis historiquement - l'impérialisme européen a effectivement annexé presque le monde entier au cours du dix-neuvième siècle. L'impérialisme a été et est encore  une doctrine politique dont le but et la raison d'être sont  l'expansion territoriale et sa légitimation. Une grave sous-estimation de l'impérialisme, cependant, consisterait à considérer le territoire d'une manière trop littérale. S'emparer d'un imperium et le tenir signifie s'emparer d'un domaine et le tenir, ce qui inclut quantité d'opérations: l'organisation d'une région, l'augmentation du nombre de ses habitants, l'exercice du pouvoir sur ses idées, sa population et, évidemment, sa terre, la transformation des gens, du pays et des idées à l'usage d'un projet impérial hégémonique, tout cela découlant de la capacité à traiter la réalité de manière appropriée. Ainsi la distinction entre une idée que l'on sent être la sienne et une portion de terre que l'on revendique légalement comme étant la sienne (malgré la présence de ses natifs qui y travaillent) est réellement inexistante, au moins dans le monde de la culture du dix neuvième siècle d'où l'impérialisme est issu.

Revendiquer une idée et revendiquer un territoire - eu égard à l'idée courante et extraordinaire que le monde non européen se trouvait là pour être revendiqué, occupé et gouverné par l'Europe - étaient considérés comme les deux faces d'une même activité essentiellement constituante, qui avait la force, le prestige et l'autorité de la science. De plus, parce que dans des domaines comme la biologie, la philologie et la géologie, la connaissance scientifique consistait principalement en une activité de recomposition de rétablissement et de transformation des vieilles disciplines en de nouvelles, le lien entre une conception ouvertement impérialiste des pays lointains d'Orient et une position scientifique vis-à-vis des "inégalités" des races était que ces deux positions ne tenaient qu'à la volonté européenne, à la force déterminante nécessaire pour changer des réalités déconcertantes ou inutiles en une nouvelle typologie, ordonnée et maîtrisée, à l'usage de l'Europe. Ainsi, dans les travaux de Carolus Linnaeus, de Georges Buffon et de Georges Cuvier, la race blanche est-elle devenue différente des races rouge, jaune, noire et brune, et, en conséquence, les territoires habités par ces races devinrent aussitôt disponibles eux aussi, ouverts à la colonisation, au développement, aux implantations, aux colons occidentaux.

En outre, les races inférieures devenaient utiles en étant transformées en ce que la race blanche étudiait et venait à comprendre comme une part de son hégémonie raciale et culturelle (comme dans Joseph de Gobineau et Oswald Spengler) ; ou, sous l'impulsion du colonialisme radical, ces races inférieures étaient utilisées directement dans l'empire. Quand, en 1918, Georges Clemenceau déclarait qu'il pensait avoir "un droit illimité de lever des troupes noires pour prendre part à la défense du territoire français en Europe si la France venait à être attaquée par l'Allemagne'', il disait en fait que par quelque droit scientifique la France avait le savoir et le pouvoir de transformer les Noirs en ce que Raymond Poincaré appelait une forme économique de chair à canon pour les Français blancs. L'impérialisme, bien sûr, ne peut pas être accusé au nom de la science, mais ce qu'il faut voir est la relative facilité avec laquelle la science pouvait être déformée en une rationalisation au service de la domination impériale.

Soutenir la taxonomie d'une histoire naturelle déformée en une anthropologie sociale dont l'objectif principal visait le contrôle social, voilà ce qu'était le travail de la taxonomie de la linguistique. Avec la découverte d'une affinité structurelle entre les groupes ou les familles de langues par des linguistes tels que Franz Bopp, William Jones et Friedrich von Schlegel, commença aussi l'extension injustifiée d'une idée des familles de langues vers des théories des types humains qui détermineraient les caractéristiques ethnoculturelles et raciales. En 1808, par exemple, Schlegel discernait une nette rupture entre, d'un côté, les langues indo-germaniques (ou aryennes) et, de l'autre, les langues sémitiques-africaines. Les premières, disait-il, étaient créatives, régénératives, vivantes et esthétiquement agréables; les secondes étaient mécaniques dans leur fonctionnement, figées, passives. A partir de cette sorte de distinction, Schlegel, et plus tard Renan, est arrivé à une généralisation à propos de la grande distance séparant d'un côté l'esprit, la culture et la société aryens supérieurs et, de l'autre, l'esprit, la culture et la société non aryens inférieurs.

Peut-être la plus efficace déformation ou traduction de science en quelque chose ressemblant plus exactement à l'administration politique a-t-elle eu lieu dans le champ informe englobant la jurisprudence, la philosophie sociale et la théorie politique. D'abord, une tradition assez influente de l'empirisme philosophique (récemment étudiée par Harry Bracken) a défendu sérieusement un type de distinction raciale qui divisait l'humanité entre races humaines inférieures ou supérieures. A l'Angleterre notamment, un Empire indien vieux de trois milles ans ainsi que de nombreuses expéditions de découverte fournissaient "scientifiquement" la possibilité de montrer que des cultures étaient avancées et raffinées, d'autres, en retard et non civilisées; ces idées, outre la durable signification sociale donnée à la couleur (et donc à la race) par des philosophes comme John Locke et David Hume, rendaient axiomatique au mitan du dix-neuvième siècle, le fait que les Européen devraient toujours gouverner les non-Européens.

Cette doctrine était renforcée d'autres façons, dont certaines avaient une influence directe, je pense, sur la pratique et la vision sionistes en Palestine. Parmi les distinctions juridiques supposées entre peuples civilisés et peuples non civilisés existait celle d'une attitude vis-à-vis du territoire, presque une doxologie à propos de la terre, qui était supposée manquer aux peuples primitifs. Un homme civilisé, croyait-on, pouvait cultiver le sol parce qu'il signifiait quelque chose pour lui; sur la terre, par conséquent, il se livrait à un artisanat utile, il créait, il accomplissait, il bâtissait. Pour un peuple non civilisé la terre était soit mal exploitée (selon les critères occidentaux), soit abandonnée à la pourriture. De ce chapelet d'idées, grâce auxquelles toutes les sociétés autochtones qui vivaient sur les territoires américain, africain et asiatique depuis des siècles furent soudainement privées du droit de vivre sur ces terre, sont issus les grands mouvements de dépossession dans le colonialisme européen moderne, et avec eux tous les projets de racheter la terre, de déplacer les autochtones, de les civiliser, d'apprivoiser leurs coutumes sauvages, de les transformer en créatures utiles sous la férule européenne.

La terre en Asie, en Afrique et dans les Amériques était là pour que l'Europe l'exploite, parce que l'Europe savait la valeur de la terre comme jamais les autochtones ne pourraient le savoir. A la fin du siècle, Joseph Conrad a utilisé cette philosophie dans Heart of Darkness (Le Cœur des ténèbres) et l'a puissamment incarnée dans le personnage de Kurtz, un homme dont les rêves coloniaux pour les "lieux ténébreux" de la planète étaient partagés par "toute l'Europe". Mais ce que Conrad a avancé, tout comme les sionistes d'ailleurs, était la sorte de philosophie exposée par Robert Knox dans son ouvrage The Races of Men, où les hommes sont divisés entre Blancs supérieurs (ceux qui produisent) et sombres, propres à rien. De la même manière, des penseurs comme John Westlake et, avant lui, Emer de Vattel divisaient le monde en territoires vides (bien qu'ils fussent habités par les nomades et une société embryonnaire) et territoires civilisés - et les premiers étaient donc "modifiés" de sorte qu'ils puissent être rachetés sur la base d'un droit supérieur, civilisé.

Je simplifie beaucoup la transformation par laquelle des millions d'hectares hors de l'Europe métropolitaine furent ainsi déclarés vides, leurs habitants et leurs sociétés décrétés être des obstacles au progrès et au développement, leur espace tout aussi catégoriquement déclaré ouvert aux colons blancs européens et à leur exploitation civilisatrice. Durant les années 1870 en particulier, les nouvelles sociétés géographiques européennes foisonnèrent, attestant que la géographie était devenue, selon Lord Curzon, "la plus cosmopolite des sciences". Ce n'est pas pour rien que Marlowe, dans Le Cœur des ténèbres, avouait sa : "passion pour les cartes. Je restais des heures à considérer l'Amérique du sud, ou l'Afrique, ou l'Australie - perdu dans toutes les gloires de l'exploration. A cette époque, il y avait pas mal d'espaces blancs[c'est-à-dire peuplé par des autochtones] sur la terre et quand j'en apercevais sur la carte qui avait l'air particulièrement attrayant (mais ils ont tous cet air-là!) je posais le doigt dessus et disais: "Quand je serai grand, j'irai là."

La géographie et une passion raisonnée pour les cartes amènent souvent à conquérir de vastes terres au-delà des mers. Et, dit aussi Conrad, cette

"conquête de la terre, qui consiste principalement à l'arracher à ceux dont le teint est différent du nôtre ou le nez légèrement plus aplati, n'est pas une fort jolie chose, lorsqu'on regarde de trop près. Ce qui rachète ça, c'est l'idée seulement. Une idée derrière ça, non pas un prétexte sentimental, mais une idée et une foi désintéressée en elle, quelque chose en un mot, à exalter, à admirer, à quoi on puisse offrir sacrifice [ ... ]"

Conrad fait le point mieux que personne, je pense. Le pouvoir de conquérir un territoire est seulement en partie une question de force physique: il y a la composante morale et intellectuelle forte qui fait que l'idée prime sur la conquête qui confère de la dignité à (et effectivement précipite) la force pure avec des arguments puisés dans la science, la morale, l'éthique et une philosophie générale. Tout ce qui dans culture occidentale est susceptible de magnifier l'acquisition de nouveaux domaines - comme une nouvelle science, par exemple, acquiert un nouveau territoire intellectuel pour elle-même - pouvait être mis au service d'aventures coloniales quand elle l'était, l'"idée" contribuait toujours à la conquête, la rendant totalement acceptable. Un exemple d'une telle idée se présentant ouvertement comme une justification tout à fait normale de ce qu'aujourd'hui on appellerait une agression coloniale se trouve dans ces passages de Paul Leroy-Beaulieu un important géographe français des années 1870:

"Une société colonise quand, ayant atteint un haut degré de maturité et de force, elle procrée, elle protège, elle se place dans de bonnes conditions de développement et conduit à la virilité une nouvelle société à laquelle elle a donné naissance. La colonisation est un des plus complexes et des plus délicats phénomènes de la physiologie sociale."

II n'est pas question de consulter les autochtones du territoire où la nouvelle société doit voir le jour. Ce qui compte, c'est qu'une société européenne moderne a assez de vitalité et d'intelligence pour "déverser le trop-plein de son exubérante activité sur l'extérieur". Une telle activité doit être bonne puisqu'on y croit et puisqu'elle porte en elle la vigueur de toute une civilisation supérieure. Leroy-Beaulieu ajoute donc:

La colonisation est la force expansive d'un peuple; c'est son pouvoir de reproduction; c'est son élargissement et sa multiplication dans l'espace; c'est l'assujettissement de l'univers ou une grande partie de celui-ci à la langue de ce peuple, à ses coutumes, ses idées et ses lois. 

Si l'impérialisme était la théorie, le colonialisme fut la pratique du changement des territoires inutilement inoccupés du monde en des variantes de la société européenne métropolitaine. Tout ce qui dans ces territoires laissait supposer le gaspillage, le désordre, les ressources inexploitées, devait être transformé en richesse potentielle, productive, organisée, imposable. Vous vous débarrassez de la plupart de ces avortons humains ou animaux - parce qu'ils se répandent partout en désordre ou parce qu'ils traînaillent sans rien faire de productif - et vous enfermez le reste dans des réserves, derrière des clôtures ou dans leurs huttes, là ou vous pourrez les compter, les taxer, vous en servir utilement, et vous bâtissez une nouvelle société sur les espaces dégagés.

Ainsi fut reconstituée l'Europe au-delà de ses frontières, sa "multiplication dans l'espace" programmée et réalisée avec succès. Le résultat fut que diverses petites Europe essaimèrent à travers l'Asie, l'Afrique et les Amériques, chacune reflétant les circonstances, les moyens spécifiques de la culture d'origine, ses pionniers, son avant-garde de colons. Malgré leurs différences considérables, toutes ces Europe se ressemblaient sur un point majeur: leur existence se poursuivait avec une apparence de normalité. Les plus grotesques reproductions de l'Europe (Afrique du Sud, Rhodésie, etc.) étaient considérées comme convenables; les pires discriminations envers les autochtones, les pires exclusions, étaient jugées normales parce que "scientifiquement" légitimées; l'absolue contradiction de vivre une vie étrangère dans une enclave à des kilomètres, géographiques et culturels, de l'Europe, au milieu d'autochtones hostiles et qui ne comprenaient pas, donnait lieu à un sens de l'histoire, à une sorte de logique bornée, à un état social et politique décrétant la présente entreprise coloniale comme normale, justifiée, bonne.

Quant à la Palestine, ce qui allait devenir la conception sioniste institutionnelle des natifs palestiniens arabes et leur prétention à une existence "normale" était plus que préparé par les positions et les pratiques des universitaires, administrateurs et spécialistes anglais qui participaient officiellement à l'exploitation et au gouvernement du pays depuis le milieu du dix-neuvième siècle. Considérez que, en 1903, l'évêque de Salisbury déclarait aux membres du Fonds pour l'exploration de la Palestine:

Rien, je pense, de ce qui a été découvert ne nous fait regretter la suppression de la civilisation cananéenne [l'euphémisme pour les natifs palestiniens arabes] par la civilisation israélite. [ ... ] [Les fouilles montrent combien] la Bible n'a pas du tout déformé l'abomination de la culture cananéenne qui a été supplantée par la culture israélite. [...]

Ce sont là quelques-unes des principales idées qu'on devait se faire dans le milieu sioniste de l'Europe impérialiste ou dans la mentalité colonialiste. Car quel qu'ait été son sens pour les Juifs, le sionisme voyait essentiellement la Palestine de la même manière que l'impérialisme européen, c'est-à-dire un territoire vide paradoxalement "rempli" d'autochtones indignes et dont on pouvait peut-être se passer. Il s'alliait, ainsi que Chaim Weizmann le dit tout à fait clairement après la Première Guerre mondiale, avec les puissances impérialistes pour mener à bien ses projets d'établissement d'un nouvel Etat juif en Palestine, et, sauf en termes négatifs, il ne pensait pas aux "natifs", censés accepter passivement ce qu'on comptait faire de leur terre.

Ainsi que même des historiens sionistes comme Yehoshua Porath et Neville Mandel l'ont catégoriquement montré, les idées des colonisateurs sionistes en Palestine (bien avant la Première Guerre mondiale) ont toujours rencontré une incontestable résistance sur le terrain, non pas parce que les autochtones pensaient que les Juifs étaient mauvais, mais parce que la plupart n'appréciaient pas que des étrangers colonisent leur territoire; de plus, en formulant le concept d'une nation juive "récupérant" son propre territoire, le sionisme non seulement faisait siens les concepts raciaux ordinaires de la culture européenne, mais il misait sur le fait que la Palestine était en réalité habitée non par un peuple avancé mais par une population arriérée qu'il devait dominer. D'où cette hypothèse implicite de la domination qui, spécialement dans le cas du sionisme, a conduit à ignorer en pratique les autochtones - dans l'ensemble, ils ne méritaient pas d'être pris sérieusement en considération. Le sionisme s'est donc développé avec l'unique conscience de lui-même, ne laissant rien ou presque rien aux malheureux autochtones. Maxime Rodinson a parfaitement raison de dire que l'indifférence du sionisme pour les natifs palestiniens était:

 "liée quand même à la suprématie de l'Europe dont bénéficiaient même ses prolétaires et ses minorités opprimées. Il ne fait pas de doute en effet que, si la patrie ancestrale se fût trouvée occupée par une des nations industrialisées, fortement constituées, qui dominaient le monde d'alors, bien installées depuis une longue période sur un territoire où elles avaient élaboré une conscience nationale puissante, le problème de déplacer des Allemands, des Français, des Anglais, d'insérer au milieu de leur patrie un élément nouveau, nationalement cohérent eût été au premier plan de la conscience des sionistes les plus ignorants et les plus misérables."

En bref, toutes les énergies constitutives du sionisme étaient fondées sur la présence interdite, c'est-à-dire l'absence fonctionnelle d'un "peuple natif" en Palestine; les institutions furent établies en ignorant délibérément les autochtones, les lois furent adoptées quand la naissance d'Israël permit que l'on soit sûr que les indigènes resteraient à leur "non-place'', les Juifs à la leur, et ainsi de suite. Il n'est pas étonnant qu'aujourd'hui le seul sujet qui électrise Israël en tant que société soit le problème des Palestiniens, dont le déni est le fil rouge qui parcourt le sionisme. Et c'est cet aspect peut-être regrettable du sionisme qui le lie inéluctablement à l'impérialisme - au moins en ce qui concerne les Palestiniens. Rodinson encore:

"L'élément qui pouvait rattacher ces aspirations des boutiquiers, des colporteurs, des artisans, des intellectuels juifs de Russie et d'ailleurs à la sphère conceptuelle de l'impérialisme était un petit détail qui paraissait sans importance: la Palestine était occupée par un autre peuple". 


[Edward W. Saïd, la Question de Palestine]








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