Sherene Razack, La chasse aux musulmans. Evincer les musulmans de l'espace politique

Dès les premières pages du livre, le lecteur est quelques peu surpris par le langage et l’emploi de certaines notions omniprésentes : race et camps. Ce sont les deux principaux concepts sur lesquels cet essai repose entièrement. En l’espace de cinq chapitres organisés en deux parties, Sherene Razack « entend décrire les différentes mesures juridiques et sociales prises en Occident à l’encontre des Musulmans, en suivant le déroulement d’une histoire, celle de la confrontation entre les Occidentaux et les Étrangers, de l’intérieur comme de l’extérieur, qui sont d’une autre race ». Ces mesures souscrivent à l’idéologie du choc des civilisations qui sous-tend l’actuelle « guerre contre le terrorisme » avec des logiques d’exception, d’expulsion et d’extermination. Celles-ci se matérialisent toutes dans l’idée de camps. Et si le camp peut être un espace physique comme avec Guantanamo par exemple, les corps eux-mêmes deviennent des camps dans la mesure où ils ne bénéficient plus d’aucune protection juridique. Les lois peuvent effectivement aller jusqu’à les priver de leurs droits fondamentaux. Ce serait là l’œuvre d’« une nouvelle pensée raciale [selon laquelle] nous sommes menacés de tous côtés par les Musulmans et nos dirigeants doivent nous protéger contre cette menace ». Et si l’on doit donc protéger les uns des autres, ceux-là ne doivent plus permettre à ceux-ci de pouvoir être protégés. La pensée raciale justifie la mise en suspend des droits dès lors qu’elle dit chercher à assurer la sécurité nationale. Or on ne peut agir ainsi qu’en reconnaissant aux uns une supériorité sur les autres, mais cette hiérarchie pour être légitime ne doit pas apparaître sous la forme d’un racisme notoire.


Parmi les astuces de la pensée raciale selon S. Razack, il y a le déplacement de frontières. Ainsi la frontière séparant « des peuples et des cultures "sans traits distinctifs" [qui] sont déjà dans la modernité [c’est-à-dire] les peuples d’ascendance européenne » et tous les autres dont en particulier les Musulmans comme groupe racialisé, se voit substituée par une autre frontière qui cette fois-ci, sépare les hommes des femmes de ladite race. Ainsi ce serait parce que l’on veut aussi protéger les Musulmanes des Musulmans, que l’on se permet de légiférer et d’appliquer des lois d’exception qui ne disent pas leur nom. La pensée raciale peut alors être efficace à l’aide d’un certain droit d’ingérence dans les affaires des Musulmans. Chacun peut se croire permis d’expliquer comment être un « bon » Musulman et ce que l’Islam doit faire pour se réformer.

A suivre le raisonnement de S. Razack, en gardant cependant bien à l’esprit que le concept moderne de race renvoie strictement aux caractéristiques sociales et ethnicisées d’un groupe donné, on comprend mieux les motivations implicites d’un traitement politique et judiciaire inégalitaire entre les citoyens des pays européens. Et si l’auteure mentionne la situation qui prévaut en France, en évoquant un usage raciste et patriarcal de la laïcité avec l’exclusion de jeunes filles de l’école publique, on peut aussi lui rétorquer que le principe de laïcité peut être bafoué pour répondre différemment aux mêmes aspirations de la pensée raciale qu’elle dénonce. La récente proposition de la Mairie de Paris (XVIIIe) et de la préfecture de Police de mettre à disposition des fidèles musulmans une caserne de pompier désaffectée, propriété du Ministère de la Défense, pour pallier au manque de mosquées qui les contraint à prier dans la rue, en est une patente illustration. Selon le propos de la professeure canadienne, la révision ou la promulgation de lois, leur application ou leur entorse par l’État souverain, ont pour effet de « chasser les Musulmans » de l’espace public commun. Lorsque l’État et les autorités locales envisage de changer la loi ou de l’enfreindre, c’est en affirmant que les Musulmans ne la respectent pas ; ce qui revient à dire selon S. Razack, qu’en définitive ils ne sont pas capables de la respecter et ne méritent donc pas qu’on la « leur » applique égalitairement à « nous ». Cette distinction entre citoyens à part entière et citoyens entièrement à part, est une prérogative exclusive de l’État qui entend ainsi réaffirmer sa souveraineté. La congruence de cette interprétation sociologique peut par exemple s’illustrer avec l’ancien projet d’extension de la déchéance de la nationalité.

 Razack s’appuie sur l’idée que l’actuelle montée du racisme antimusulman a été provoquée par les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis. Depuis lors, trois figures allégoriques sont omniprésentes : le « dangereux » Musulman, la Musulmane « en péril » et l’Européen « civilisé ». Celui-ci est rarement désigné comme tel, mais il sert à la définition des deux autres. C’est probablement une des raisons qui a conduit la sociologue à ne réserver aucun chapitre à ce troisième protagoniste, laissant planer son ombre tout au long du texte. Elle précise par ailleurs – et on le devine à la lecture – que tous les chapitres de ce livre furent rédigés séparément. C’est après s’être rendu compte qu’ils souscrivaient à une même problématique qu’elle décida de les rassembler dans ce livre.

La première partie est composée de deux chapitres où S. Razack décrit le déploiement de la pensée raciale dans le traitement sécuritaire et militaire à l’encontre de « dangereux Musulmans ». La sociologue s’arrête sur les audiences entourant les certificats de sécurité au Canada où les principes de précaution et de prévention servent à justifier l’atteinte à certains droits fondamentaux dont celui de connaître les charges retenues contre soi. Or selon l’auteure qui s’intéresse dans le détail à plusieurs cas de personnes détenues pour être suspectées d’activités terroristes, il s’avère que les mesures et les peines préventives s’appuient sur des arguments d’ordre racial. Elle montre à partir de données factuelles qu’il suffit aux autorités pour détenir une personne que celle-ci ait « un teint basané, une barbe, l’allure […] ou encore des noms arabes ou musulmans ». Dans un second chapitre, elle poursuit son décryptage en s’intéressant aux tortures des prisonniers d’Abou Ghraïb en Irak, présentées comme la mise en œuvre de « la terreur raciale » qu’employaient les régimes coloniaux.

La seconde partie de l’ouvrage poursuit l’analyse en s’intéressant au second personnage emblématique de la femme musulmane en danger. S. Razack entend décoder le discours féministe qui abonde dans le sens « des intérêts de l’impérialisme ». Elle déconstruit l’argumentaire de « certaines féministes en Occident [qui] font le miel de l’empire en prônant cette politique de délivrance des Musulmanes [et] défendent sans hésiter l’idée selon laquelle on peut savoir qui est entré dans la modernité, et qui n’y est pas encore, en évaluant le sort réservé aux femmes ». Á partir de trois ouvrages (Fallaci, Chesler et Manji), elle fait état d’un « choc des cultures » où la haine prétexte des différences culturelles pour promouvoir un racisme virulent ; elle dépeint l’usage impérialiste de la dénonciation de l’antisémitisme ; et elle analyse les appels à l’aide de certaines Musulmanes « depuis l’intérieur du harem ». Dans les deux derniers chapitres, elle expose les effets de cet « impérialisme des femmes modernes ». Á partir de l’analyse de deux ouvrages (Storhaug et Wikan), elle s’intéresse d’abord à l’adoption par la Norvège de lois et règlements racistes destinés officiellement à lutter contre les mariages forcés. Elle décortique ensuite le débat sur la Sharî‘a au terme duquel le Canada a décidé d’interdire les tribunaux d’arbitrage religieux en matière d’affaires familiales.

Le propos de ce livre est bienvenu à maints égards, notamment parce qu’il soulève de nombreuses interrogations sur la place et l’exercice de la sociologie à l’échelle du monde. C’est toute la question de l’engagement citoyen – pour ne pas dire politique – du sociologue qui trouve ici des éléments de réponse. Ils sont notamment discutables dans la mesure où ils se situent à la lisière séparant une œuvre scientifique d’une œuvre militante : encore faut-il refuser que celles-ci puissent se confondre, du fait de la nature différenciée de leurs objectifs respectifs. La remarque s’avère d’autant plus nécessaire que l’islam est depuis plusieurs décennies déjà, au cœur de l’actualité internationale, et qu’il est érigé en un véritable enjeu national dans la vie politique de plusieurs pays occidentaux, notamment au moment d’échéances électorales. Les mécanismes que S. Razack dévoilent en parlant d’« hystérie galopante au cours de ces années », sont excellemment illustrés dans « les mesures prises par un petit village du Québec qui promulgua solennellement que la municipalité […] peuplée de 300 Blancs, où ne vivait aucun Musulman […] interdisait la lapidation des femmes, de même qu’on leur lance de l’acide au visage ». L’anecdote témoigne de la force de persuasion desdits mécanismes qu’expose la sociologue dans ce livre engagé.

S. Razack ne prétend pas avoir « des solutions à fournir pour freiner la marche de l’empire, ni celle du néolibéralisme contemporain », mais elle nous propose de rompre avec une modernité conçue comme une idée. Elle suggère avec force que la modernité est un programme qui se traduit en un « processus identitaire [fondé] sur une structure de sentiments et […] un fantasme collectif, celui d’appartenir à une civilisation supérieure ». Ce projet de la modernité emploie divers concepts dont celui de l’égalité des sexes, et tente de dissimuler les manœuvres économiques, sociales et politiques des gouvernants. Il s’évertue à ce qu’on ne puisse voir que cette égalité des sexes ne dépend pas de la culture mais de facteurs eux-mêmes économiques, sociaux et politiques.

L’auteure précise qu’elle mena cette étude critique sur le rôle du féminisme occidental contemporain, en tant que « féministe laïque, portant un nom musulman ». Elle prend sa propre situation en exemple et explique que selon la pensée raciale, elle est perçue comme Musulmane, ce qui rend aussitôt suspects son militantisme dans le mouvement féministe ainsi que sa condition d’universitaire. Pourtant loin de prendre le parti d’une communauté et de soutenir une logique de victimisation, S. Razack nous renseigne davantage sur les dangers que fait encourir la pensée raciale aux sociétés occidentales elles-mêmes, et à l’humanité toutes races confondues. Les mises en garde sont récurrentes et vont jusqu’à renverser la perspective dominante, estimant par exemple que pour les Musulmanes les subissant, « l’intransigeance d’une surveillance policière serrée » est plus dommageable que « les rigueurs de l’intégrisme ». Et le danger de cette pensée raciale n’atteint pas uniquement les Musulmans, mais la société toute entière comme peut dramatiquement l’illustrer l’attentat à la bombe dans le centre d’Oslo et la fusillade sur l’île d’Utoya du 22 juillet dernier. La pensée raciale va jusqu’à faire en sorte que la communauté musulmane de Norvège se retrouve être à la fois soulagée que ce ne fut pas l’œuvre d’un Musulman, et irritée qu’on y ait pu penser aussi facilement. D’aucuns considèrent que l’auteur présumé est animé de « convictions qui en feraient plutôt le premier "terroriste identitaire européen" ». Stéphane François va même jusqu’à parler « des prémices d’une nouvelle campagne d’attentats identitaires en Europe ».

C’est, auréolée de son dévouement reconnu à la cause féministe que l’auteure de ce livre mène à bien une analyse objective, étayée par de nombreuses données factuelles, de « ce qu’elle voyait parfois, et ressentait dans sa chair ». L’exercice, délicat, est remarquablement exécuté, encore faut-il pour s’en rendre compte, avoir la patience de suspendre le sentiment d’un propos réducteur que l’on peut éprouver quand on lit que « cet ouvrage montre que personne n’échappe à l’hégémonie de l’empire ». En allant au bout de la lecture du livre, on remarquera combien les propositions de la sociologue font œuvre de pédagogie afin d’expliquer la complexité de nos sociétés et les maintes contradictions de notre époque.

Rachid Id Yassine

Les bonnes feuilles (en anglais)

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