L'Atlantique Noir, modernité et double conscience (Note de lecture)

Qu’est-ce que l’identité noire ? Contre ceux qui en défendent une conception ethniciste ou nationaliste, ou qui cherchent avant tout à en préserver l’authenticité, Paul Gilroy, titulaire de la chaire Anthony Giddens de théorie sociale à la London School of Economics, montre comment cette identité irréductible, repose sur l’existence d’un espace transnational en constante transformation, qui n’est pas spécifiquement africain, américain, caribéen ou britannique. Mais tout cela à la fois : l’Atlantique noir.

L’objet de ce livre est de donner à voir l’existence de cet espace constitué dès le XVIIe siècle à travers l’histoire de la traite négrière, de retracer ce réseau serré de relations d’échanges à multiples sens, d’idées, d’hommes et de productions culturelles. Au fil des pages peuplées par les figures les plus hétéroclites, de Spike Lee à Walter Benjamin en passant par les Jubilee Singers, Richard Wright, W. E B Dubois, Jimi Hendrix, Wynton Marsalis et Hegel, l’espace et le temps singuliers de l’Atlantique noir prennent forme et consistance de façon saisissante. La musique, mode d’expression de prédilection d’une culture enracinée dans l’expérience des terreurs indicibles de l’esclavage, avec ses usages et ses allers-retours inattendus d’un bord à l’autre de l’Atlantique, joue ici un rôle de premier plan.

Le retour sur l’esclavage et son caractère intrinsèquement moderne, opéré dans les œuvres de nombreux écrivains noirs, ouvre par ailleurs à une relecture critique de la modernité, d’une portée universelle, au même titre que la critique des conceptions figées et réductrices de l’identité. L’Atlantique noir est le fruit de tentatives inégales pour montrer aux étudiants que les expériences des Noirs font partie de la modernité abstraite qui les déconcertait tant. Il se fonde sur ce que les intellectuels noirs ont pu dire de leur enracinement dans le monde moderne, tantôt en défendant l’Occident, tantôt en en faisant une critique acerbe.

Le chapitre I met en place le cadre des arguments polémiques développés par la suite. Il montre que les divers paradigmes nationalistes utilisés pour penser l’histoire culturelle ne parviennent pas à saisir la formation interculturelle et transnationale que Paul Gilroy appelle l’Atlantique noir.

Le chapitre II trouve son origine dans l’absence d’intérêt pour la "race" ou l’ethnicité dont témoignaient la plupart des écrits contemporains portant sur la modernité. Il montre que l’esclavage racial était partie intégrante de la civilisation occidentale, et examine en détail la relation maître/maîtresse/esclave sur laquelle se fondent tant les critiques que les défenseurs de modernité des Noirs.

Le chapitre III développe ces thèmes, en les articulant à un commentaire historique de plusieurs aspects de la musique noire. L’auteur s’efforce de montrer pourquoi la polarisation entre les théories essentialistes et anti-essentialistes de l’identité noire a perdu toute utilité.

La culture politique de l’Atlantique noir a profondément évolué à mesure qu’elle s’éloignait de ses origines.

Le chapitre IV examine une petite partie de l’œuvre de W. E. B Du Bois, dont la stimulante théorie de la "double conscience" fournit l’un des principaux thèmes de son propre travail. Il essaiera de situer cet auteur dans le canon naissant de l’histoire culturelle africaine-américaine, et explorera l’impact de son panafricanisme et de son anti-impérialisme sur les éléments de sa pensée déterminés par sa croyance dans un exceptionnalisme africain-américain. Le propos est de montrer que la culture politique de l’Atlantique noir a profondément évolué à mesure qu’elle s’éloignait de ses origines, dominées par la nécessité d’échapper à l’esclavage et par les multiples efforts pour accéder à une véritable citoyenneté dans les sociétés d’après l’émancipation.

Le chapitre V poursuit cette argumentation en étudiant parallèlement l’œuvre de Richard Wright et les critiques qu’elle a suscitées. Les positions de Wright sont défendues contre les accusations des spécialistes de littérature africaine-américaine, pour qui les travaux qu’il a produits lorsqu’il vivait en Europe ne valent rien comparés à ses premiers écrits, supposés authentiques. On louera en particulier les efforts qu’il a déployés afin de mettre en rapport les souffrances des Noirs américains avec les expériences d’autres peuples colonisés, et de bâtir une théorie de la subordination raciale qui comprenne une analyse psychologique.

Le sixième et dernier chapitre de cet ouvrage procède à un examen critique de l’afrocentrisme et de sa conception de l’idée de tradition, définie comme une répétition à l’identique et non comme un stimulus à l’innovation et au changement dans l’histoire noire. Y est développée une réflexion sur le concept de diaspora, importé dans la politique panafricaine et dans l’histoire noire à partir de sources juives non reconnues. Il importe en effet de mesurer la grande valeur de ce concept, qui a le mérite de postuler un lien entre l’identité et différenciation ethniques : un Même changeant.

Il est essentiel de souligner que rien de ce qui est affirmé ici n’est définitif. La culture de l’Atlantique noir est si vaste, et son histoire si peu connue, qu’il n’a pu que poser quelques jalons préliminaires pour de futures recherches plus approfondies. Ses préoccupations sont d’ordre heuristique et ses conclusions, provisoires. On remarquera également plusieurs omissions manifestes. Il n’évoque, pour ainsi dire, pas la vie, les théories et les activités politiques de Frantz Fanon et de C. L. R. James, les deux plus célèbres penseurs de l’Atlantique noir. Leurs vies cadrent parfaitement avec le schéma de mouvement, de transformation et de relocalisation décrit ici.

L’Atlantique noir, contre-culture de la modernité.

Il y a deux aspirations qu’il voudrait partager avec ses lecteurs avant qu’ils n’embarquent pour le voyage auquel, il l’espère, ce livre s’apparente. Tout d’abord, il espère que le contenu de ce livre est unifié par le rejet des dangereuses obsessions de la pureté "raciale" qui circulent au sein et en dehors de la politique noire. Cet ouvrage est, avant tout, un essai sur l’hybridité et le brassage inévitable des idées. Il souhaite, ensuite, de tout son cœur, que soit entendu ce plaidoyer sincère contre la fermeture des catégories sur lesquelles se fondent nos vies politiques. L’histoire de l’Atlantique noir est riche d’enseignements sur l’instabilité et la mutabilité des identités, toujours inachevées, toujours réélaborées. Paul Gilroy rappelle la position du poète antillais Edouard Glissant : "Sur la notion de modernité". C’est une question épineuse. Chaque ère n’est-elle pas "moderne" comparée à la précédente ? Il semble qu’au moins l’une des composantes de "notre" modernité est la diffusion de la conscience (le double, le second degré) est la source de notre force, et notre tourment’.

L’Atlantique noir est une contre-culture de la modernité. Telle est la thèse soutenue par Paul Gilroy. Son livre n’aborde qu’un domaine restreint des vastes implications d’une certaine conjonction historique, à savoir les formes culturelles stéréophoniques, bilingues ou bifocales, issues, sans pour autant en être la propriété exclusive des Noirs dispersés au sein des structures du sentiment, de la production, de la communication et du souvenir qu’il a baptisées, sur un mode heuristique, le monde de l’Atlantique noir. Ses préoccupations à ce stade sont d’abord conceptuelles : il essaie d’analyser l’attrait toujours vif de l’absolutisme ethnique dans la critique de la culture produite tant par les Noirs que par les Blancs et, plus précisément, la relation particulière entre " race ", culture, nationalité et ethnicité, qui n’est pas sans conséquence pour les histoires et les cultures politiques des citoyens britanniques.

On peut mettre en question le positionnement adopté par les cultural studies anglaises, sources de travaux innovants dans les domaines de l’histoire sociale et de la critique littéraire. L’étatisme de l’analyse marxiste, qui considère les modes de production matérielle et de domination politique comme des entités exclusivement nationales, n’est que l’une des origines du problème. L’autre facteur, plus diffus mais omniprésent et par conséquent puissant, est le nationalisme culturel modéré dont sont imprégnés les travaux de certains penseurs. Paul Gilroy propose de nouveaux chronotopes qui pourraient s’intégrer dans une théorie moins empreinte de respect et de crainte vis-à-vis des frontières et de l’intégrité de l’Etat-nation moderne que ne l’ont été jusqu’ici les cultural studies anglaises ou africaines-américaines. C’est pourquoi il a choisi l’image d’un navire voguant entre l’Europe, l’Amérique, l’Afrique et les Caraïbes comme point de départ et comme symbole de cette entreprise.

Cet ouvrage, riche en remarques fort pertinentes sur la modernité et la double conscience, est à lire. Il mérite d’être sérieusement discuté par les chercheurs africains en matière sociale.

Amady Aly Dieng

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