La pensée raciale avant le racisme

Si la pensée raciale était, comme on l'a parfois affirmé, une invention allemande, alors la « pensée allemande » (quelle qu'elle soit) avait triomphé dans de nombreuses régions du monde de l'esprit bien avant que les nazis n'aient entrepris leur désastreuse tentative de conquérir le monde lui-même. L'hitlérisme a exercé sa puissante séduction internationale et inter-européenne au cours des années 30, parce que le racisme, pourtant doctrine d'État dans la seule Allemagne, était déjà fortement implanté dans les opinions publiques. La machine de guerre de la politique nazie était depuis longtemps en marche quand, en 1939, les chars allemands commencèrent leur course destructrice, puisque - en matière de guerre politique - le racisme avait été conçu comme un allié plus puissant que n'importe quel agent stipendié ou que n'importe quelle organisation secrète de la cinquième colonne. Forts des expériences menées depuis presque deux décennies dans les diverses capitales, les nazis étaient convaincus que leur meilleure « propagande » serait précisément cette politique raciale dont, en dépit de nombreux autres compromis et de manquements à leurs promesses, ils n'avaient jamais dévié, fût-ce au nom de l'opportunisme. Le racisme n'était ni une arme nouvelle ni une arme secrète, bien que jamais auparavant il n'eût été exploité avec une aussi profonde cohérence.

La vérité historique est que la pensée raciale, dont les racines sont profondément ancrées dans le XVIIIe siècle, est apparue simultanément dans tous les pays occidentaux au cours du XIXe siècle. Le racisme a fait la force idéologique des politiques impérialistes depuis le tournant de notre siècle. Il a indéniablement absorbé et régénéré tous les vieux types d'opinions raciales qui, toutefois, n'auraient jamais été en eux-mêmes assez forts pour créer - ou plutôt pour dégénérer en - ce racisme considéré comme une Weltanschauung [une vision du monde] ou comme une idéologie. Au milieu du siècle dernier, les opinions raciales étaient encore mesurées à l'aune de la raison politique: jugeant les doctrines de Gobineau, Tocqueville écrivait à ce dernier: « Je les crois très vraisemblablement fausses et très certainement pernicieuses. » La pensée raciale dut attendre la fin du siècle pour se voir célébrée, en dignité et en importance, comme l'une des plus importantes contributions à l'esprit du monde occidental.

Jusqu'aux jours fatidiques de la « mêlée pour l'Afrique », la pensée raciale avait fait partie de cette multitude de libres opinions qui, au sein de la structure d'ensemble du libéralisme, se disputaient les faveurs de l'opinion publique. Seules quelques-unes devinrent des idéologies à part entière, c'est-à-dire des systèmes fondés sur une opinion unique se révélant assez forte pour attirer et convaincre une majorité de gens et suffisamment étendue pour les guider à travers les diverses expériences et situations d'une vie moderne moyenne. Car une idéologie diffère d'une simple opinion en ce qu'elle affirme détenir soit la clé de l'histoire, soit la solution à toutes les «énigmes de l'univers », soit encore la connaissance profonde des lois universelles cachées, censées gouverner la nature et l'homme. Peu d'idéologies ont su acquérir assez de prépondérance pour survivre à la lutte sans merci menée par la persuasion, et seules deux d'entre elles y sont effectivement parvenues en écrasant vraiment toutes les autres: l'idéologie qui interprète l'histoire comme une lutte économique entre classes et celle qui l'interprète comme une lutte naturelle entre races. Toutes deux ont exercé sur les masses une séduction assez forte pour se gagner l'appui de l'État et pour s'imposer comme doctrines nationales officielles. Mais, bien au-delà des frontières à l'intérieur desquelles la pensée raciale et la pensée de classe se sont érigées en modèles de pensée obligatoires. la libre opinion publique les a faites siennes à un point tel que non seulement les intellectuels mais aussi les masses n'accepteraient désormais plus une analyse des événements passés ou présents en désaccord avec l'une ou l'autre de ces perspectives.

L'immense pouvoir de persuasion inhérent aux idéologies maîtresses de notre temps n'est pas fortuit. persuader n'est possible qu'à condition de faire appel soit aux. expériences, soit aux désirs, autrement dit aux nécessités politiques immédiates. En l'occurrence, la vraisemblance ne provient ni de faits scientifiques, comme voudraient nous le faire croire les divers courants darwinistes, ni de lois historiques, comme le prétendent les historiens en quête de la loi selon laquelle naissent et meurent les civilisations. Les idéologies à part entière ont toutes été créées, perpétuées et perfectionnées en tant qu'arme politique et non doctrine théorique. Il est vrai qu'il est parfois arrivé - tel est le cas du racisme - qu'une idéologie modifie son sens originel, mais, sans contact immédiat avec la vie politique, aucune d'elles ne serait même imaginable. Leur aspect scientifique est secondaire ; il découle d'abord du désir d'apporter des arguments sans faille, ensuite de ce que le pouvoir de persuasion des idéologies s'est aussi emparé des scientifiques qui, cessant de s'intéresser au résultat de leurs recherches, ont quitté leurs laboratoires et se sont empressés de prêcher à la multitude leurs nouvelles interprétations de la vie et du monde. C'est à ces prédicateurs « scientifiques », bien plus qu'aux découvertes scientifiques que nous devons le fait qu'il ne soit aujourd'hui pas une science dont le système de catégories n'ait été profondément pénétré  par la pensée raciale. C'est encore une fois ce qui a conduit les historiens, dont certains ont été tentés de tenir la science pour responsable de la pensée raciale, à prendre à tort ces résultats de la recherche philologique ou biologique pour es causes de la pensée raciale, alors qu'ils en sont les conséquences. Le contraire eût été plus proche de la vérité.

De fait, il fallut plusieurs siècles (du XVII au XIXe) à la doctrine de la « force fait droit» pour conquérir la science naturelle et produire la « loi» de la survie des meilleurs. Et si, pour prendre un autre exemple, la théorie de Maistre et de Schelling, selon laquelle les tribus sauvages sont les résidus dégénérés de peuples plus anciens, avait aussi bien répondu aux procédés politiques du XIXe siècle que la théorie du progrès, il est probable que nous n'aurions guère entendu parler de « primitifs» et qu'aucun scientifique n'aurait perdu son temps à chercher le « chaînon manquant» entre le singe et l'homme. Le blâme n'en revient pas tant à la science elle-même qu'à certains scientifiques qui n'étaient pas moins hypnotisés par ces idéologies que leurs compatriotes.

Que le racisme soit la principale arme idéologique des politiques impérialistes est si évident que bon nombre des chercheurs donnent l'impression de préférer éviter les sentiers battus du truisme. En revanche, la vieille confusion entre le racisme et une sorte de nationalisme exacerbé est encore monnaie courante. Les remarquables études qui ont été faites, en France surtout, et qui ont prouvé non seulement que le racisme est un phénomène très différent, mais qu'il tend à détruire le corps politique de la nation, sont généralement passées sous silence. Face à la gigantesque compétition que se livrent la pensée raciale et la pensée de classe pour régner sur l'esprit des hommes modernes, certains ont fini par voir dans l'une l'expression des tendances nationales et dans l'autre celle des tendances internationales, par penser que l'une est la préparation mentale aux guerres nationales et l'autre l'idéologie des guerres civiles. Si l'on a pu en arriver là, c'est à cause de la Première Guerre mondiale et de son curieux mélange de vieux conflits nationaux et de conflits impérialistes nouveaux, mélange dans lequel les vieux slogans nationaux ont fait la preuve que, partout dans le monde, ils exerçaient encore sur les masses une influence bien plus grande que toutes les ambitions impérialistes. Toutefois, la dernière guerre, avec ses Quisling et ses collaborateurs omniprésents, devrait avoir prouvé que le racisme peut engendrer des luttes civiles en n'importe quel pays, et que c'est l'un des plus ingénieux stratagèmes jamais inventés pour fomenter une guerre civile.

Car la vérité est que la pensée raciale est entrée sur la scène de la politique active au moment où les populations européennes avaient préparé - et dans une certaine mesure réalisé - le nouveau corps politique de la nation. D'entrée de jeu, le racisme a délibérément coupé à travers toutes les frontières nationales, qu'elles fussent déterminées par la géographie, la langue, les traditions ou par tout autre critère, et nié toute existence politico-nationale en tant que telle. Bien plus que la pensée de classe, c'est la pensée raciale qui  n'a cessé de planer comme une ombre au-dessus du développement du concert des nations européennes, pour devenir finalement l'arme redoutable de la destruction de ces nations. Du point de vue historique, les racistes détiennent un record de patriotisme pire que les tenants de toutes les autres idéologies pris ensemble, et ils ont été les seuls à nier sans cesse le grand principe sur lequel sont bâties les organisations nationales des peuples: le principe d'égalité et de solidarité de tous les peuples, garanti par l'idée d'humanité.

[Hannah Arendt, L'Impérialisme]

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1 commentaire:

Cyril a dit…

Peut-être aller voir le film qui lui est consacrée qui joue au Pays de Valls en ce moment à la Arendt...