Alter ego en négativité de la fille voilée, son acolyte si son allié objectif, «le garçon arabe» a fait une irruption d'autant plus puissante sur la scène et symbolique qu'il condense lui aussi dans son corps les questions de l'ethnicité et du genre. D'abord, il est un revenant du passé colonial. Il incarne l'un des avatars de l'indigène devenu immigré puis musulman. Ensuite, il est la cause du voilement des filles qui, sinon, seraient menacées d'être violées par ce «sauvageon». Le garçon arabe revient de loin. Il resurgit d'une mémoire enfouie, celle de la colonie et de l'Orient où les hommes occidentaux allaient à la rencontre des éphèbes de la rive sud de la Méditerranée. Il suffit de lire la littérature de Gide à Genet en passant par Nerval ou les récits de Flaubert pour se convaincre du caractère hautement valorisé des émois partagés ou imposés à des garçons arabes.
L'émoi qui se lit à longueur de colonne aujourd'hui en France et construit le stéréotype du «garçon arabe» n'est certes pas de même nature; il en est même l'exacte inverse.
Il ne s'agit plus de jouissance, mais d'horreur face à des actes qualifiés de violents, sauvages, barbares et dont les auteurs ne peuvent être que des jeunes hommes incivilisés et incivilisables. Le traitement médiatique des «tournantes», tentative pour attribuer les viols collectifs aux seuls fils d'indigènes, aussi bien arabes que noirs, puis celui des « violences urbaines» de l'automne 2005, scandent le thème d'une altérité de l'intérieur, indésirable.
Pour comprendre le renversement qui s'opère entre la figure désirable du garçon arabe des colonies et celle détestable de l'Arabe des banlieues françaises, il faut faire un détour par un passage du Voyage au bout de la nuit de Céline. Les Arabes y sont les figurants invertis et vicieux d'une scène où un cafetier se plaint de leur présence car, contrairement aux Polonais, ils ne boivent pas, pendant que sa serveuse, elle, entame ses heures supplémentaires en partant avec deux d'entre eux, assurée qu'ils sauront payer sa docilité. La différence - de taille - entre les récits exotiques et l'atmosphère étouffante du Voyage est que les premiers se passent dans un ailleurs lumineux au point d'être parfois aveuglant, pendant que le second s'enlise dans une périphérie improbable et poisseuse, parfaite préfiguration des banlieues lépreuses des descendants des deux Arabes qui se tiennent dans un coin, presque invisibles.
Ainsi, dans le premier cas, le garçon arabe subit une sexualité dont la portée lui échappe, même si le sens lui en est familier, la pédérastie ayant toujours fait partie du monde qui l'entoure. En effet, seul le regard étroitement centré sur l'Occident civilisé contemporain veut ignorer que le processus de civilisation arabe et plus tard musulman s'est toujours accommodé des penchants pour le même sexe tant qu'ils ne mettaient pas en péril la nécessaire préservation de la descendance. Dans le second cas, l'Arabe ne peut qu'inspirer le dégoût du fait même de sa familiarité avec une sexualité invertie, que la métropole réprouve, comme le dit vertement le cafetier et comme l'affirment tout aussi crûment aujourd'hui des garçons arabes souvent homophobes, héritiers français, hétérosexuels et amnésiques de leurs pères. C'est sans doute dans cette rupture généalogique, produit d'une histoire amputée et d'un récit familial impossible, que gît une explication de «l'hétérosexualité violente» qu'ils incarnent en étant plus vrais que nature.
Prenant prétexte de l'existence d'une minorité violente, certains s'autorisent à franchir le pas et désignent tous les descendants d’immigrants nord-africains comme des violeurs potentiels en leur imputant le viol, collectif ou pas, et le voilement des filles qu'ils côtoient. Craignant pour leur intégrité, celles-ci seraient contraintes de se soustraire à leur regard en se voilant, occupant une place problématique dans l'espace public. Pas à pas, est consommé l'enfermement dans un virilisme impossible à défaire. Pourtant, seule une minorité d'entre eux demeurent prisonniers des stéréotypes qui les enserrent: auteurs de leur échec scolaire, tentés par les carrières délinquantes, inaptes à l'amour, étrangers à tout sentiment, gavés de pornographie et de violence.
Comme la fille voilée, cette figure est d'autant plus détestable qu'elle échappe à toute forme d'érotisation et qu'elle occupe sur la scène symbolique la place qui lui est assignée: celle du déviant sexuel en raison d'un virilisme exacerbé. Le garçon arabe est d'autant plus conforme aux attentes de la société française qu'il endosse le rôle qui lui est distribué: celui qui n'a pas compris que l'hétérosexualité n'est conforme qu'à condition d'accepter la porosité des frontières entre masculin et féminin. Pour ceux qui incarnent cette survivance du masculin superlatif absolu, l'identité sexuée ne pourrait se construire que dans le déni de l'autre et donc de soi. Les usages et abus de la figure du «garçon arabe» sont multiples. Le «déficit d'intégration» de ces Français postcoloniaux ne viendrait ni de leur inadéquation sociale ni de leur inadaptation au marché de l'emploi. Il se logerait dans leur corps, dans leur incapacité à se soumettre aux règles de l'autocontrainte prescrites par le processus de civilisation français. Il incarnerait la preuve qu'en France le sexisme est le propre de minorité ethnicisées en raison de leur origine arabe et/ou musulmane car il aurait définitivement déserté les classes «blanches protégées ». Bref, le garçon arabe incarne pour l'heure le coupable idéal...
(Nacira Guénif-Souilamas, La république mise à nu par son immigration)
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