De « l'intellectuel organique »



 « Les intellectuels constituent-ils un groupe social autonome et indépendant, ou bien chaque groupe social a-t-il sa propre catégorie spécialisée d'intellectuels ? Le problème est complexe, étant donné les formes diverses qu'a prises jusqu'ici le processus historique réel de la formation des différentes catégories d'intellectuels.

 Chaque groupe social, naissant sur le terrain originel d'une fonction essentielle dans le monde de la production économique, crée en même temps que lui, organiquement, une ou plusieurs couches d'intellectuels qui lui donnent son homogénéité et la conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais aussi dans le domaine politique et social : le chef d'entreprise capitaliste crée avec lui le technicien de l'industrie, le savant de l'économie politique, l'organisateur d'une nouvelle culture, d'un nouveau droit, etc., etc.[...]

Quelles sont les limites « maximum » de l'acception du terme d' « intellectuel » ? Peut-on trouver un critère unitaire pour caractériser également toutes les activités intellectuelles, diverses et disparates, et en même temps pour distinguer celles-ci, et de façon essentielle, des autres groupements sociaux ? L'erreur de méthode la plus répandue me paraît être à avoir recherché ce critère de distinction dans ce qui est intrinsèque aux activités intellectuelles et non pas dans l'ensemble du système ! de rapports dans lequel ces activités (et par conséquent les groupes qui les personnifient) viennent à se trouver au sein du complexe général des rapports sociaux.

En réalité l'ouvrier ou le prolétaire, par exemple, n'est pas spécifiquement caractérisé par son travail manuel ou à caractère instrumental mais par ce travail effectué dans des conditions déterminées et dans des rapports sociaux déterminés (sans compter qu'il n'existe pas de travail purement physique, et que l'expression elle-même de Taylor de « gorille apprivoisé » est une métaphore pour indiquer une limite dans une certaine direction : dans n'importe quel travail physique, même le plus mécanique et le plus dégradé, il existe un minimum de qualification technique, c'est-à-dire un minimum d'activité intellectuelle créatrice). Et l'on a déjà observé que le chef d'entreprise, de par sa fonction elle-même, doit posséder, en une certaine mesure, un certain nombre de qualifications de caractère intellectuel, bien que son personnage social ne soit pas déterminé par elles, mais par les rapports sociaux généraux qui caractérisent précisément la position du patron dans l'industrie.

 C'est pourquoi l'on pourrait dire que tous les hommes sont des intellectuels; mais tous les hommes n'exercent pas dans la société la fonction d'intellectuel. Lorsque l'on distingue intellectuels et non-intellectuels, on ne se réfère en réalité qu'à la fonction sociale immédiate de la catégorie professionnelle des intellectuels, c'est-à-dire que l'on tient compte de la direction dans laquelle s'exerce le poids le plus fort de l'activité professionnelle spécifique : dans l'élaboration intellectuelle ou dans l'effort musculaire et nerveux. Cela signifie que, si l'on peut parler d'intellectuels, on ne peut pas parler de non-intellectuels, car les non-intellectuels n'existent pas. Mais le rapport lui-même entre l'effort d'élaboration intellectuel-cérébral et l'effort musculaire nerveux n'est pas toujours égal, aussi a-t-on divers degrés de l'activité intellectuelle spécifique. Il n'existe pas d'activité humaine dont on puisse exclure toute intervention intellectuelle, on ne peut séparer l'homo faber de l'homo sapiens.

Chaque homme, enfin, en dehors de sa profession, exerce une quelconque activité intellectuelle, il est un « philosophe » , un artiste, un homme de goût, il participe à une conception du monde, il a une ligne de conduite morale consciente, donc il contribue à soutenir ou à modifier une conception du monde, c'est-à-dire à faire naître de nouveaux modes de penser.

 Le problème de la création d'une nouvelle couche d'intellectuels consiste donc à développer de façon critique l'activité intellectuelle qui existe chez chacun à un certain degré de développement, en modifiant son rapport avec l'effort musculaire-nerveux en vue d'un nouvel équilibre, et en obtenant que l'effort musculaire nerveux lui-même, en tant qu'élément d'une activité pratique générale qui renouvelle perpétuellement le monde physique et social, devienne le fondement d'une nouvelle et totale conception du monde. Le type traditionnel, le type de l'intellectuel est fourni par l'homme de lettres, le philosophe, l'artiste. Aussi les journalistes, qui se considèrent comme des hommes de lettres, des philosophes, des artistes, pensent aussi qu'ils sont les « vrais » intellectuels. Dans le monde moderne, l'éducation technique, étroitement liée au travail industriel même le plus primitif et le plus déprécié, doit former la base du nouveau type d'intellectuel...» 

(Antonio Gramsci, Cahiers de prison)

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