L'Impérialisme ou l'alliance de la populace et du capital

Lorsque l'impérialisme fit son entrée sur la scène politique, à l'occasion de la mêlée pour l'Afrique des années 1880, ce fut à l'instigation des hommes d'affaires, contre l'opposition sans merci des gouvernements en place, et avec le soutien d'une partie étonnamment importante des classes cultivées. Pour ces dernières, il paraissait un don de Dieu, un remède à tous les maux, une panacée facile pour tous les conflits. Et il est vrai que, en un sens, l'impérialisme ne déçut point ces espérances. Il donna un nouveau souffle à des structures politiques et sociales que menaçaient très clairement les nouvelles forces sociales et politiques et qui, en d'autres circonstances, sans l'interférence des développements impérialistes, n'auraient guère eu besoin de deux guerres mondiales pour disparaître.


 Dans le contexte de 1'époque, l'impérialisme balayait toutes difficultés et offrait ce semblant de sécurité, si universel dans l'Europe d'avant-guerre, qui trompait tout le monde à l'exception des esprits les plus fins. Péguy en France et Chesterton en Angleterre avaient compris d'instinct qu'ils vivaient dans un monde de faux-semblants et que sa stabilité constituait le pire des mensonges. Jusqu'à ce que tout se mît à tomber en miettes, la stabilité de structures politiques manifestement dépassées était un fait, et leur longévité impavide et obstinée semblait faire mentir ceux qui sentaient le sol trembler sous leurs pieds. La solution de l'énigme, c'était l'impérialisme. À la question fatidique: pourquoi le concert des nations européennes a-t-il permis à ce fléau de se répandre jusqu'à ce que tout fût détruit, le bon comme le mauvais, la réponse est que tous les gouvernements sans exception savaient parfaitement que leurs pays étaient secrètement en train de se désintégrer, que le corps politique se détruisait de l'intérieur et qu'ils vivaient en sursis.

Sous un abord assez inoffensif, l'expansion apparut dans un premier temps comme le débouché pour l'excédent de capitaux auquel elle offrait un remède: l'exportation du capital. L'enrichissement galopant qu'avait provoqué la production capitaliste dans un système social fondé sur la distribution inégalitaire avait abouti à la « surépargne », autrement dit l'accumulation d'un capital condamné à l'inertie à l'intérieur des capacités nationales existantes à produire et à consommer. C'était véritablement de l'argent superflu. Utile à personne, bien que détenu par une classe de plus en plus importante de quidams. Les crises et dépressions qui suivirent pendant les décennies du pré-impérialisme avaient conforté les capitalistes dans l'idée que leur système économique de production tout entier dépendait d'une offre et d'une demande qui devaient désormais provenir de « l'extérieur de la société capitaliste ». Ce système d'offre et de demande venait de l'intérieur de la nation tant que le système capitaliste ne contrôlait pas toutes ses classes au moyen de la totalité de sa capacité productive. Lorsque le capitalisme eut pénétré la structure économique tout entière et que toutes les couches sociales se trouvèrent dans l'orbite de son système de production et de consommation, les capitalistes eurent clairement à choisir entre voir s'écrouler le système entier ou bien trouver de nouveaux marchés, autrement dit pénétrer de nouveaux pays qui n'étaient pas encore soumis au capitalisme et qui pouvaient par conséquent fournir un système d'offre et de demande nouveau, non capitaliste.

Les dépressions des années 1860 et 1870, qui ont ouvert l'ère de l'impérialisme, ont joué un rôle décisif en contraignant la bourgeoisie à prendre conscience pour la première fois que le péché originel de pillage pur et simple qui, des siècles auparavant, avait permis « l'accumulation originelle du capital» (Marx) et amorcé toute l'accumulation à venir, allait finalement devoir se répéter si l'on ne voulait pas voir soudain mourir le moteur de I'accumulation. Face à ce danger, qui ne menaçait pas uniquement la bourgeoisie, mais aussi la nation tout entière, d'une chute catastrophique de la production, les producteurs capitalistes comprirent que les formes et les lois de leur système de production « avaient depuis l'origine été calculées à l'échelle de la terre entière. ».

La première réaction à la saturation du marché intérieur, à la pénurie de matières premières et aux crises grandissantes fut l'exportation de capital. Les détenteurs de la richesse superflue tentèrent d'abord d'investir à l' étranger sans volonté d'expansion ni de contrôle politique, ce qui eut pour résultat une orgie sans pareille d'escroqueries, de scandales financiers et de spéculations boursières, d'autant plus alarmante que les investissements à l'étranger rapportaient beaucoup plus que les investissements intérieurs. Les gros sous issus de la surépargne ouvraient la voie au modeste bas de laine, fruit du travail du petit peuple. De la même manière, les entreprises métropolitaines, soucieuses de ne pas se laisser distancer par les gros profits de l'investissement à l'étranger, en vinrent elles aussi à des méthodes frauduleuses et attirèrent un nombre croissant de gens qui jetaient l'argent par les fenêtres dans l'espoir d'en tirer des profits miraculeux.

Le scandale de Panama en France, le Gründungsschwindel en Allemagne et en Autriche, devinrent des exemples classiques. En contrepartie des énormes profits promis, on assistait à des pertes énormes. Les petits épargnants perdirent tant et si vite que les détenteurs du gros capital superflu restèrent bientôt seuls en course sur ce qui était, en un sens, un champ de bataille. Après avoir échoué à transformer la société entière en une communauté de joueurs, ils se sentaient encore une fois superflus, exclus du processus normal de production auquel toutes les autres classes, après un certain émoi, revinrent tranquillement, bien que quelque peu appauvries et aigries.

L'exportation de l'argent et l'investissement à l'étranger ne sont pas en eux-mêmes l'impérialisme et ne mènent pas nécessairement à l'expansion érigée en système politique. Tant que les détenteurs du capital superflu se contentaient d'investir «une part importante de leurs biens dans des contrées étrangères », même si cette tendance allait «à l'encontre de toutes les traditions nationalistes passées », ils ne faisaient guère que confirmer leur séparation d'avec un corps national dont ils étaient de toute manière les parasites. C'est seulement lorsqu'ils demandèrent aux gouvernements de protéger leurs investissements (une fois que l'escroquerie des débuts leur eut ouvert les yeux sur la possibilité d'utiliser la politique contre les risques du jeu) qu'ils reprirent place dans la vie de la nation. À cet égard, ils suivaient néanmoins la tradition bien établie de la société bourgeoise, consistant à ne voir dans les institutions politiques qu'un instrument destiné à protéger la propriété individuelle. Seule l'heureuse coïncidence de l'essor d'une nouvelle classe de propriétaires avec la révolution industrielle avait fait de la bourgeoisie le promoteur et le nerf de la production. Tant qu'elle remplissait cette fonction essentielle dans la société moderne, qui est surtout une communauté de producteurs, sa richesse jouait un rôle important pour la nation dans son ensemble. Les détenteurs du capital superflu ont été la première fraction de la classe bourgeoise à vouloir des profits sans remplir de réelle fonction sociale - fût-ce la fonction de producteur exploitant - et la première, par conséquent, qu'aucune police n'aurait pu protéger contre la colère du peuple.

Dès lors, l' expansion représentait une planche de salut pas seulement pour le capital superflu. Plus important encore, elle protégeait les détenteurs de ce capital contre la perspective menaçante de demeurer à tout jamais superflus et parasites. Elle sauva la bourgeoisie des conséquences de la distribution inégalitaire et régénéra son concept de propriété à une époque où la richesse ne pouvait plus servir de facteur de production à l'intérieur de la structure nationale, et où elle était entrée en conflit avec l'idéal de production de l' ensemble de la communauté.

Plus ancien que la richesse superflue, il y avait cet autre sous-produit de la production capitaliste: les déchets humains que chaque crise. succédant invariablement à chaque période de croissance industrielle, éliminait en permanence de la société productive. Les hommes devenus des oisifs permanents étaient aussi superflus par rapport à la communauté que les détenteurs de la richesse superflue. Tout au long du XIXe siècle. On avait dénoncé la véritable menace que ces hommes faisaient peser sur la société, et leur exportation avait contribué à peupler les dominions du Canada et de l'Australie aussi bien que les États-Unis. L'élément nouveau, à l'ère impérialiste, est que ces deux forces superflues, l'argent superflu et la main-d' œuvre superflue, se sont donné la main pour quitter ensemble le pays. Le concept d' expansion - exportation du pouvoir gouvernemental et annexion de tout territoire où les nationaux avaient investi soit leur argent soit leur travail - semblait être la seule alternative à des pertes de plus en plus lourdes en argent et en hommes. L'impérialisme et sa notion d'expansion illimitée semblaient offrir un remède permanent à un mal permanent.

Ironie du sort, le pays où la richesse superflue et les hommes superflus se trouvèrent réunis pour la première fois était lui-même en passe de devenir superflu. L'Afrique du Sud était une possession britannique depuis le début du siècle parce qu'elle assurait la route maritime des Indes. Cependant l'ouverture du canal de Suez, et la conquête administrative de l'Égypte qui en découla, privèrent bientôt d'une grande part de son importance le vieux comptoir commercial du Cap. Les Britanniques se seraient alors vraisemblablement retirés d'Afrique. Tout comme l'avaient fait les autres nations européennes une fois liquidés leurs biens et leur commerce en Inde.

L'ironie particulière et, en un sens, la circonstance symbolique qui firent de manière inattendue de l'Afrique du Sud « le berceau de l'Impérialisme » tiennent à la nature même de son soudain attrait alors qu'elle avait perdu toute valeur pour l'empire proprement dit: on y découvrit des gisements de diamants dans les années 1870, et d'importantes mines d'or dans les années 1880. La soif nouvelle du profit à tout prix coïncidait pour la première fois avec la vieille course au trésor. Prospecteurs, aventuriers et déchets des grandes villes émigrèrent vers le continent noir de concert avec le capital des pays industriellement développés. Désormais la populace, engendrée par la monstrueuse accumulation du capital, accompagnait ce qui l'avait engendrée, dans ces voyages de découverte où rien n'était découvert hormis de nouvelles possibilités d'investissement. Les détenteurs de la richesse superflue étaient les seuls hommes susceptibles de se servir des hommes superflus accourant des quatre coins de la planète. Ils établirent ensemble le premier paradis des parasites, dont l'or était le principe vital. L'impérialisme, produit de l'argent superflu et des hommes superflus, commença son extraordinaire carrière en produisant les biens les plus superflus et les plus irréels qui soient.

On peut encore se demander si la panacée de l'expansion aurait inspiré une telle tentation aux non-impérialistes si elle avait proposé ses dangereuses solutions aux seules forces superflues qui, de toute façon, étaient déjà sorties du corps constitué de la nation. La complicité de tous les groupes parlementaires en faveur des programmes impérialistes est un fait notoire. L'histoire du parti travailliste britannique est à cet égard une chaîne pratiquement ininterrompue de justifications de la précoce prédiction de Cecil Rhodes: « Les travailleurs découvrent qu'en dépit de l'immense attachement que leur témoignent les Américains et des sentiments extrêmement fraternels qu'ils se vouent réciproquement en ce moment même, ceux-ci interdisent toutefois leurs produits. Les travailleurs s'aperçoivent aussi que la Russie, la France et l'Allemagne font localement de même, et ils voient que s'ils n'y prennent pas garde, il n'y aura plus pour eux un seul endroit au monde avec lequel faire du commerce. Voilà pourquoi les travailleurs sont devenus impérialistes, et pourquoi le parti libéral les suit. »

En Allemagne, les libéraux (et non le parti conservateur) ont été les véritables promoteurs de cette fameuse politique navale qui devait peser si lourd dans le déchaînement de la Première Guerre mondiale. Le parti socialiste hésitait entre un soutien actif à la politique navale des impérialistes (il vota à plusieurs reprises des crédits pour la création d'une marine de guerre allemande après 1906) et un total mépris vis-à-vis de toute préoccupation de politique étrangère. Les mises en garde isolées contre le Lumpen-prolétariat et la possibilité de corrompre certaines fractions de la classe ouvrière par les miettes du banquet impérialiste ne conduisirent pas à une meilleure compréhension de la fascination qu'exerçaient les programmes impérialistes sur les hommes de troupe du parti.

En termes marxistes, le phénomène nouveau d'une alliance entre les masses et le capital semblait tellement contre nature, si manifestement en désaccord avec la doctrine de la lutte des classes, que les réels dangers de l'ambition impérialiste - diviser l'humanité en races de maîtres et races d'esclaves, en races supérieures et inférieure, en hommes blancs et en peuples de couleur, autant de distinctions qui étaient en fait des tentatives pour unifier le peuple en se fondant sur la populace - passèrent totalement inaperçus. Même l'effondrement de la solidarité internationale, lorsque éclata la Première Guerre mondiale, ne parvint pas à troubler la béatitude des socialistes ni leur foi dans le prolétariat en tant que tel. Les socialistes en étaient encore à étudier les lois économiques de l'impérialisme alors que les impérialistes avaient pour leur part cessé depuis longtemps de leur obéir: dans les pays outre-mer, ces lois avaient été sacrifiées au « facteur impérial» ou au « facteur de race », et seuls une poignée de messieurs d'un certain âge appartenant à la haute finance croyaient encore aux droits inaliénables du taux de profit.

L'étrange faiblesse de l'opposition populaire à l'impérialisme, les nombreuses incohérences et les manquements brutaux à leurs promesses d'hommes d'État libéraux fréquemment taxés d'opportunisme et d'escroquerie, ont d'autres causes plus profondes. Nil' opportunisme ni l'escroquerie n'auraient pu persuader un homme comme Gladstone, leader du parti libéral, de manquer à sa promesse d'évacuer l'Égypte lorsqu'il deviendrait Premier ministre. Sans en avoir nettement conscience, ces hommes partageaient avec le peuple la conviction que le corps national lui-même était si profondément scindé en classes et que la lutte des classes était une caractéristique si universelle de la vie politique moderne que la cohésion même de la nation était en péril. Là encore, l'expansion apparaissait comme une planche de salut, dès lors et aussi longtemps qu'elle serait capable de susciter un intérêt commun pour la nation dans son intégralité; c'est principalement pour cette raison que les impérialistes purent devenir les « parasites du patriotisme ».

Pour une part, évidemment, ces espérances s'apparentaient encore à la vieille et perverse pratique consistant à « cicatriser» les conflits intérieurs au moyen d'aventures lointaines. Pourtant la différence est nette. Les aventures sont, par leur nature même, limitées dans le temps et dans l'espace; elles peuvent réussir à surmonter momentanément les conflits, bien qu'en règle générale elles échouent et tendent plutôt à les aviver. L'aventure impérialiste de l'expansion était apparue d'emblée comme une solution éternelle, parce qu'on croyait cette expansion illimitée. Du reste, l'impérialisme n'était pas une aventure au sens habituel du terme, car il s'appuyait moins sur les slogans nationalistes que sur la base apparemment solide des intérêts économiques. Dans une société d'intérêts contradictoires, où le bien commun était identifié à la somme globale des intérêts individuels, l'expansion semblait, elle, pouvoir représenter un intérêt commun pour la nation tout entière. Comme les classes possédantes et dominantes avaient convaincu tout le monde que l'intérêt économique et la passion de la propriété confèrent une base raisonnable au corps politique, même les hommes d'État non impérialistes se laissèrent aisément persuader d'applaudir lorsqu'un intérêt économique commun se profila à l'horizon.

Voilà donc les raisons qui ont amené le nationalisme à nourrir un tel penchant envers l'impérialisme, en dépit des contradictions internes entre les deux principes. Moins les nations étaient aptes à incorporer les peuples étrangers (ce qui allait contre la constitution de leur propre corps politique), plus elles étaient tentées de les opprimer. En théorie, un abîme sépare le nationalisme de l'impérialisme; dans la pratique, cet abîme peut être franchi, et il l'a été, par le nationalisme tribal et le racisme brutal. Dès le début, et dans tous les pays. Les impérialistes déclarèrent bien haut et à qui voulait les entendre qu'ils se situaient « au-delà des partis », et ils furent les seuls à parler au nom de la nation dans son ensemble. Cela était particulièrement vrai des pays d'Europe centrale et orientale, qui avaient peu ou pas de comptoirs outre-mer; dans ces pays, l'alliance entre la populace et le capital s'effectuait sur place et souffrait d'autant plus fortement des institutions nationales et de tous les partis nationaux (qu'elle attaquait beaucoup plus violemment).

L'indifférence méprisante des politiciens impérialistes à l'égard des questions intérieures était partout évidente, particulièrement en Angleterre. Tandis que l'influence des « partis au-dessus des partis» comme la Primrose League demeurait secondaire, c'est principalement à cause de l'impérialisme que le système bipartite dégénéra en système des Front Benches ; ce qui aboutit à une « diminution du pouvoir de l'opposition » au Parlement et à une augmentation du « pouvoir du cabinet au détriment de la Chambre des communes ». Bien entendu, on présentait aussi cette situation comme une politique dépassant la guerre des partis et des intérêts individuels, et les acteurs en étaient des hommes qui affirmaient parler au nom de la nation tout entière. Comment un tel langage n'aurait-il pas séduit et abusé ceux qui, précisément. conservaient encore une étincelle d'idéalisme politique? La clameur unitaire ressemblait exactement aux cris de bataille qui, depuis toujours, avaient conduit les peuples à la guerre; et pourtant personne ne sut déceler dans ce recours universel et permanent à l'unité le germe d'une guerre universelle et permanente.

Les fonctionnaires s'engagèrent plus activement que tous les autres groupes dans le courant impérialiste et furent les principaux responsables de la confusion entre impérialisme et nationalisme. Les États-nations avaient créé une administration en tant que corps permanent de fonctionnaires remplissant leur rôle sans tenir compte des intérêts de classe ni des changements de gouvernement, et ils s'appuyaient sur eux. Leur honneur et leur amour-propre professionnels - surtout en Angleterre et en Allemagne - venaient de ce qu'il, étaient les serviteurs de la nation en tant que telle. Seul leur groupe avait directement intérêt à soutenir la revendication fondamentale de l'État à l'indépendance vis-à-vis des classes et des factions. Que l'autorité de l'État-nation lui-même dépendît largement de l'indépendance économique et de la neutralité politique de ses fonctionnaires semble aujourd'hui évident; le déclin des nations a invariablement commencé avec la corruption de leurs administrations permanentes et avec la conviction générale que les fonctionnaires sont à la solde non de l'État, mais des classes possédantes. À la fin du siècle, celles-ci avaient acquis une telle prépondérance qu'il eût été pour ainsi dire ridicule de la part d'un agent de l'État de s'entêter à prétendre servir la nation. La division en classes les excluait du corps social et les contraignait à former une clique à part. Dans les administrations coloniales, ils échappaient à la véritable désintégration du corps national. En gouvernant les peuples étrangers de lointains pays, il leur était beaucoup plus facile de se prétendre les héroïques serviteurs de la nation - « eux qui, par les services rendus. avaient glorifié la race britannique » que s'ils étaient restés en Angleterre. Les colonies n'étaient plus simplement « une grande organisation de détente en plein air pour les classes supérieures », ainsi que James Mill pouvait encore les décrire; elles allaient devenir l'ossature même du nationalisme britannique, qui découvrit dans la domination de pays lointains et dans le gouvernement de peuples étrangers le seul moyen de servir les intérêts britanniques et rien qu'eux. L'administration croyait en fait que « le génie particulier d'une nation ne se dévoile jamais plus clairement que dans sa manière de traiter les races assujetties ».

En vérité, c'est seulement une fois loin de son pays qu'un citoyen d'Angleterre, d'Allemagne ou de France pouvait réellement n'être tien d'autre qu'anglais, allemand ou français. Dans son propre pays, il était tellement englué dans des questions d'intérêt économique ou de loyalisme vis-à-vis de la société qu'il se sentait plus proche d'un membre de sa propre classe en pays étranger que d'un homme d'une autre classe dans son propre pays. L'expansion régénéra le nationalisme, et fut accueillie par conséquent comme un instrument de la politique nationale, Les membres des nouvelles sociétés coloniales et des ligues impérialistes se sentaient « bien au-dessus de la lutte entre partis », et plus ils allaient s'expatrier loin, plus s'enracinait leur conviction de «ne représenter qu'un intérêt national ». Cela montre bien la situation désespérée des nations européennes avant I'impérialisme, à quel point leurs institutions s'étaient affaiblies, et la désuétude de leur système social face à la capacité grandissante de l'homme à produire, Les expédients utilisés étaient eux aussi désespérés, et finalement le remède se révéla pire que le mal - que, d'ailleurs, il ne sut pas guérir.

Il faut s'attendre à trouver l'alliance entre le capital et la populace à l'origine de toute politique impérialiste de quelque importance. Dans certains pays, surtout la Grande Bretagne, cette nouvelle alliance entre les beaucoup trop riches et les beaucoup trop pauvres était et demeura limitée aux possessions outre-mer. La prétendue hypocrisie des politiques britanniques fut le résultat du bon sens des hommes d'État qui avaient marqué très nettement la limite entre les méthodes coloniales et la politique intérieure normale, évitant de la sorte, et avec un succès considérable, l'effet en retour tant redouté de l'impérialisme sur la métropole. Dans d'autres pays, principalement en Allemagne et en Autriche, l'alliance prit la forme, à l'intérieur, de mouvements annexionnistes, et à un degré moindre, en France, d'une politique dite «coloniale ». Ces « mouvements» avaient pour but d'impérialiser, pour ainsi dire, la nation tout entière (et pas seulement sa frange « superflue»), de combiner politique intérieure et politique étrangère de manière à organiser la nation à seule fin de mieux rançonner les territoires étrangers et d'avilir en permanence leurs peuples étrangers.

L'émergence de la populace au sein même de l'organisation capitaliste a été observée très tôt par tous les grands historiens du XIXe siècle, qui notaient soigneusement et anxieusement son développement. Le pessimisme historique, de Burckhardt à Spengler, découle essentiellement de ce constat. Mais les historiens, tristement préoccupés par le phénomène en soi, échouèrent à saisir que l'on ne pouvait identifier cette populace avec la classe ouvrière grandissante, ni avec le peuple pris dans son ensemble, mais qu'elle se composait en fait des déchets de toutes les classes. Sa composition donnait à croire que la populace et ses représentants avaient aboli les différences de classe et que ces individus, qui se tenaient en dehors de la nation divisée en classes, étaient le peuple lui même (la Volksgemeinschaft, comme les appelaient les nazis) plutôt que sa déformation et sa caricature. Les tenants du pessimisme historique comprenaient l'irresponsabilité fondamentale de cette nouvelle couche sociale; ils avaient également raison de prévoir l'éventualité que la démocratie se transforme en un despotisme dont les tyrans seraient issus de la populace et s'appuieraient sur elle. Ce qu'ils ne parvenaient pas à comprendre, c'est que la populace est non seulement le rebut mais aussi le sous-produit de la société bourgeoise. qu'elle est directement produite par elle et qu'on ne peut, par conséquent, l'en séparer tout à fait. C'est pourquoi ils ne surent pas remarquer l'admiration grandissante de la haute société à l'égard du monde des bas-fonds, qui traverse en filigrane tout le XIXe siècle, sa dérobade, pas à pas, devant toute considération morale, et son goût croissant pour le cynisme anarchiste de sa progéniture. Au tournant du siècle, l'affaire Dreyfus révéla que les bas-fonds et la haute société étaient, en France, si étroitement liés qu'il devenait bien difficile de situer l'un quelconque des «héros» parmi les antidreyfusards de l'une ou l'autre catégorie.

Ce sentiment de complicité, cette réunion du géniteur et de sa progéniture, dont les romans de Balzac ont donné une peinture déjà classique, sont à mettre ici à l'origine de toute considération économique, politique ou sociale, et rappellent les traits psychologiques de ce nouveau type d'homme occidental que Hobbes avait définis trois siècles plus tôt. Mais, il est vrai, c'est essentiellement grâce à la clairvoyance acquise par la bourgeoisie au cours des crises et dépressions qui précédèrent l' impérialisme que la haute société avait fini, par admettre qu'elle était prête à accepter le retournement révolutionnaire des valeurs morales que le « réalisme» de Hobbes avait proposé, et qui était de nouveau proposé, cette fois, par la populace et ses meneurs. Le seul fait que le « pêché originel » d'« accumulation originelle du capital» allait rendre indispensables des péchés supplémentaires, afin de permettre le fonctionnement du système, persuadait beaucoup plus efficacement la bourgeoisie de se débarrasser des contraintes de la tradition occidentale que n'auraient pu le faire, au demeurant, son philosophe ou ses bas-fonds. C'est ainsi que la bourgeoisie allemande finit par jeter bas le masque de l'hypocrisie et par avouer ouvertement ses liens avec la populace. en demandant à celle-ci de se faire le champion de ses intérêts de propriété.

Il est significatif que ce phénomène se soit produit en Allemagne. En Angleterre et en Hollande, le développement de la société bourgeoise avait progressé assez paisiblement et la bourgeoisie de ces pays put jouir de plusieurs siècles de sécurité en ignorant la peur. Cependant, en France, son essor fut interrompu par une grande révolution populaire dont les conséquences vinrent contrecarrer la suprématie béate de la bourgeoisie. En Allemagne, où la bourgeoisie dut atteindre la seconde moitié du XIXe siècle pour atteindre a son plein épanouissement son essor s'accompagna d'emblée du développement d' un mouvement révolutionnaire ouvrier de tradition pratiquement aussi ancienne que la sienne. Il allait de soi que plus la classe bourgeoise se sentait menacée au sein de son propre pays, plus elle était tentée de déposer le lourd fardeau de l'hypocrisie. En France, les affinités de la haute société avec la populace surgirent au grand jour plus tôt qu'en Allemagne, mais, en fin de compte, elles devinrent aussi fortes dans l'un et l'autre pays. Du fait de sa tradition révolutionnaire et d'une industrialisation encore faiblement développée, la France produisait toutefois une populace relativement peu nombreuse, si bien que sa bourgeoisie finit par se voir contrainte de chercher appui au-delà de ses frontières et de s'allier avec l'Allemagne de Hitler.

Quelle que soit la nature précise de la longue évolution historique de la bourgeoisie dans les divers pays d'Europe, les principes politiques de la populace, tels qu'ils apparaissent dans les idéologies impérialistes et les mouvements totalitaires, trahissent une affinité étonnamment forte avec le comportement politique de la société bourgeoise quand celui-ci est exempt de toute hypocrisie et de toute concession à la tradition chrétienne. Ce qui, dans une période plus récente, a rendu les attitudes nihilistes de la populace si attirantes intellectuellement, aux yeux de la bourgeoisie est une relation de principe qui va bien au-delà de la naissance de la populace proprement dite.

En d'autres termes, la disparité entre cause et effet, qui a caractérisé la naissance de l'impérialisme, a ses raisons d'être. L'occasion - une richesse superflue créée par un excès d'accumulation et qui avait besoin de l'aide de la populace pour trouver un investissement à la fois sûr et rentable - a déclenché une force qui avait toujours existé dans la structure de base de la société bourgeoise, bien qu'elle fût jusqu'alors dissimulée par de plus nobles traditions et par cette bienheureuse hypocrisie dont La Rochefoucauld disait qu'elle est l'hommage du vice à la vertu. En même temps, une politique du pouvoir totalement dépourvue de principes ne pouvait s'exercer qu'à partir du moment où il se trouvait une masse de gens, eux-mêmes totalement dépourvus de principes, si importants en nombre qu'ils dépassaient la capacité de l'Etat et de la société à les prendre en charge. Le fait que seuls des politiciens impérialistes pouvaient utiliser cette populace, et que seules des doctrines raciales pouvaient séduire celle-ci porte à croire qu'il n'y avait que l'impérialisme pour régler les graves problèmes intérieurs, sociaux et économiques, des temps modernes.

La philosophie de Hobbes, il est vrai. ne contient rien des doctrines raciales modernes, qui non seulement excitent la populace mais qui, dans leur forme totalitaire, dessinent très clairement les traits d'une organisation grâce à laquelle l'humanité pourrait mener à bien le processus perpétuel d'accumulation du capital et du pouvoir jusqu'à son terme logique: l'autodestruction. Du moins Hobbes a-t-il donné à la pensée politique le préalable à toute doctrine raciale, c'est-à-dire l'exclusion a priori de l'idée d'humanité qui constitue la seule idée régulatrice en termes de droit international. En partant du principe que la politique étrangère se situe nécessairement hors du contrat humain, qu'elle s'exprime par une guerre perpétuelle de tous contre tous, ce qui est la loi de « l'état de nature », Hobbes apporte le meilleur fondement théorique possible à ces idéologies naturalistes qui maintiennent les nations à l'état de tribus, séparées par nature les unes des autres, sans nul contact possible, inconscientes de la solidarité humaine et n'ayant en commun que l' instinct de conservation que l' homme partage avec le monde animal. Si l'idée d'humanité, dont le symbole le plus décisif est l'origine commune de l'espèce humaine, n'a plus cours, alors rien n'est plus plausible qu'une théorie selon laquelle les races brunes, jaunes et noires descendent de quelque espèce de singes différente de celle de la race blanche, et qu'elles sont toutes destinées par nature à se faire la guerre jusqu'à disparaître de la surface du globe.

S'il devait se révéler exact que nous sommes emprisonnés dans ce processus perpétuel d'accumulation du pouvoir conçu par Hobbes, alors l'organisation de la populace prendra inévitablement la forme d'une transformation des nations en races, car il n'existe, dans les conditions d'une société d'accumulation, aucun autre lien unificateur possible entre des individus qui, du fait même du processus d'accumulation du pouvoir et d'expansion. sont en train de perdre toutes les relations qui par nature les unissent à leurs semblables.

Le racisme peut conduire le monde occidental à sa perte et, par suite, la civilisation humaine tout entière. Quand les Russes seront devenus des Slaves, quand les Français auront assumé le rôle de chefs d'une force noire, quand les Anglais se seront changés en «hommes blancs », comme déjà, par un désastreux sortilège. tous les Allemands sont devenus des Aryens, alors ce changement signifiera lui-même la fin de l'homme occidental. Peu importe ce que des scientifiques chevronnés peuvent avancer: la race est, politiquement parlant, non pas le début de l'humanité mais sa fin, non pas l'origine des peuples mais leur déchéance, non pas la naissance naturelle de l'homme mais sa mort contre nature.

  (Hannah Arendt, L'Impérialisme)

1 commentaire:

Cyril a dit…

Ah la Arendt ,c'est autre chose tout de même, tant, de profondeur, de culture, c'est autre chose que du Onfray..