De l'organisation politique


Théorie et praxis : « L'organisation est la forme de la médiation entre la théorie et la pratique. Et comme dans tout rapport dialectique, ici aussi, les membres de la relation dialectique n'acquièrent réalité que dans et par leur médiation. Ce caractère de l'organisation, médiatrice entre la théorie et la praxis, apparaît le plus clairement dans le fait que l'organisation manifeste, pour la divergence entre les tendances, une sensibilité beaucoup plus grande, plus fine et plus sûre que tout autre domaine de la pensée et de l'action politiques. Alors que, dans la pure théorie, les conceptions et les tendances les plus diverses peuvent coexister en paix, leurs oppositions ne prenant que la forme de discussions qui peuvent se dérouler tranquillement dans le cadre d'une seule et même organisation sans la faire obligatoirement éclater, les mêmes questions se présentent, quand elles s'appliquent aux questions d'organisation, comme des tendances rigides et s'excluant l'une l'autre. Cependant, toute tendance ou divergence d'opinion « théorique » doit instantanément se transformer en question d'organisation, si elle ne veut pas rester simple théorie, opinion abstraite, si elle a réellement l'intention de montrer la voie de sa réalisation. Mais ce serait également une erreur de croire que la simple action est capable de fournir un critère réel et sûr pour juger de la justesse de conceptions qui s'opposent l'une à l'autre ou même de la possibilité ou de l'impossibilité de les concilier. Toute action est - en soi et pour soi - un entremêlement d'actions particulières d'hommes et de groupes particuliers qu'il est également faux de concevoir comme un devenir historique et social « nécessaire » motivé de façon parfaitement suffisante ou comme la conséquence de « fautes » ou de décisions « correctes » d'individus. Cet entremêlement confus n'acquiert sens et réalité que s'il est saisi dans sa totalité historique, c'est-à-dire dans sa fonction dans le processus historique, dans son rôle médiateur entre le passé et l'avenir. Or, une problématique qui saisit la connaissance d'une action comme connaissance de ses leçons pour l'avenir, comme réponse à la question : « Qu'y a-t-il à faire ? », pose déjà le problème sur le plan de l'organisation. Elle cherche à découvrir, dans l'estimation de la situation, dans la préparation et la direction de l'action, les moments qui, de la théorie, ont conduit nécessairement à une action qui lui soit le plus possible appropriée ; elle recherche donc les déterminations essentielles qui relient théorie et praxis.» (Lukacs)

Déclin inéluctable de la forme Parti : « Un ancien dispositif politique se défait. Les partis emportés par la logique institutionnelle ont perdu la capacité de porter une politisation populaire de plus en plus exigeante depuis une trentaine d’année déjà, tant sur les nouveaux champs de la politique que sur les formes contemporaines de l’action collective. Les années 70 ont vu l’affirmation des mouvements féministes ou écologistes et la montée de la thématique de l’autogestion. Les années 80 ont été celles de la question urbaine et des coordinations dans le champ des luttes sociales (cheminots, infirmières). Les années 90 celles du mouvement de décembre 1995, des sans papiers, du mouvement des chômeurs, de Seattle et de Porto Alegre, d’Act-up, du DAL, et de la démocratie participative. Mais cette visibilité de « l’extension du domaine de la lutte » a laissé en friche deux questions épineuses. D’abord l’apparition de nouveaux acteurs n’a pas occupé la place laissée vide par la disparition symbolique et politique d’un ancien acteur qui fut en son temps pensé comme central : la classe ouvrière. Là n’est pas la moindre des origines de l’oubli politique des couches populaires et de leur division symbolique dans le discours public entre les jeunes, les banlieues, les exclus, les immigrés et les autres. La dynamique de ressentiment qui en est résulté, de part et d’autre, conduit à des positionnements électoraux plus ou moins fluctuants de mise à l’écart qui vont de l’abstention au vote Front national en passant par le vote Lutte ouvrière. Et il est illusoire de penser que ce fossé pourra se combler par la résurrection volontariste d’une thématique de classe à l’ancienne. D’autre part, l’élargissement des espaces de mobilisation et de politisation, s’il a été plus ou moins pris en compte par le discours partisan, n’a pas été pris en compte dans une de ses dimensions essentielles : celle d’une remise en cause des conceptions traditionnelles de la politique dont la forme parti est un véritable condensé. De l’autogestion des années 70 à la démocratie participative d’aujourd’hui, en passant par le succès des notions de contre-pouvoir, ou par les pratiques de lobbying de certaines associations pourtant fort « politiques » dans leurs analyses, a-t-on pris la mesure du décentrage profond et large de la politique telle qu’elle se vit par rapport aux enjeux de pouvoir centraux ? On a parlé à ce propos de crise de la représentation ou de remise en cause de la délégation de pouvoir. A-t-on assez vu qu’à une nouvelle façon de construire du commun à partir de l’engagement individuel correspondait une nouvelle articulation du particulier et du général ? Que dans cette nouvelle culture en gestation, il est difficilement pensable de mettre les seuls enjeux institutionnels et gouvernementaux comme opérateurs centraux de la mise en cohérence ? L’allongement du catalogue programmatique, de ce point de vue est d’un effet limité. Autrement dit la « forme parti » n’est plus adéquate parce que le parti tel qu’il a été conçu au XX°siècle ne peut plus ramener à lui la multiplicité des politisations. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a plus besoin de moment politique généraliste et donc d’organisation spécifiquement politique. Cela veut dire que, les partis existant ne pouvant plus jouer ce rôle et la place étant laissée libre, la question de la médiation nécessaire entre la politique populaire et l’État est laissée en déshérence. Mais la crise, ou si l’on veut la combinaison de ces deux crises, ne se manifeste pas uniquement par une déconstruction de l’ancien. Certes, l’abstention des oubliés de la politique se combine avec celle de l’extériorité institutionnelle. Mais de part et d’autre se construisent aussi de nouvelles pratiques pour tenter de continuer de peser sur les choix collectifs malgré obstacles et ruptures. Le succès des populismes s’y enracine incontestablement. D’un autre côté on a vu s’exprimer aussi, dans la conjoncture courte, une pratique de masse, et finalement assez élaborée, d’instrumentalisation de la politique institutionnelle... À un moment où le mot de refondation est à la mode comme jamais, il nous faut prendre la mesure du point où nous en sommes : c’est toute la question de la constitution politique du « peuple » qui est à reprendre.» (Alain Bertho)

Protopolitique : « Le bidonville consacre la décision biologique du colonisé d’envahir coûte que coûte, et s’il le faut par les voies les plus souterraines, la citadelle ennemie. Le lumpen-prolétariat constitué et pesant de toutes ses forces sur la « sécurité » de la ville signifie le pourrissement irréversible, la gangrène installée au cœur de la domination coloniale. Alors les souteneurs, les voyous, les chômeurs, les droit commun, sollicités, se jettent dans la lutte de libération comme de robustes travailleurs.Ces désœuvrés, ces déclassés vont, par le canal de l’action militante et décisive retrouver le chemin de la nation. Ils ne se réhabilitent pas vis-à-vis de la société coloniale ou de la morale du dominateur. Tout au contraire, ils assument leur incapacité à entrer dans la cité autrement que par la force de la grenade ou du revolver. Ces chômeurs et ces sous-hommes se réhabilitent vis-à-vis d’eux-mêmes et vis-à-vis de l’histoire. Les prostituées elles aussi, les bonnes à 2000 francs, les désespérées, tous ceux et toutes celles qui évoluent entre la folie et le suicide vont se rééquilibrer, vont se remettre en marche et participer de façon décisive à la grande procession de la nation réveillée.» (Frantz Fanon)

De l'infra-politique : « Jusqu’à il y a peu, la majeure partie de la vie politique active des groupes subalternes a été ignorée parce qu’elle a souvent lieu à un niveau que l’on reconnaît rarement comme politique. Pour les démocraties libérales occidentales modernes, seule l’action politique visible s’empare de ce qui fait sens dans la vie politique. Les succès historiques des libertés politiques d’expression et d’association ont considérablement réduit les risques et la difficulté d’une expression politique publique. Cependant, il n’y a pas si longtemps en Occident, et aujourd’hui encore, pour la plupart des minorités les moins privilégiées et pour les pauvres marginalisés, l’action politique au grand jour est loin d’être la part la plus importante de leur action politique en général. Porter une attention exclusive à la résistance déclarée ne nous permettra pas plus de comprendre le processus par lequel de nouvelles forces et exigences politiques germent avant de finalement fleurir sur la scène publique. Comment, par exemple, pourrions-nous comprendre le bouleversement manifeste qu’a représenté le Mouvement pour les droits civils ou le Mouvement du Black Power dans les années 1960, sans comprendre le discours « en coulisse » parmi les étudiants, les hommes d’églises et leurs paroissiens noirs ? Un long regard historique suffit pour se rendre compte que le luxe d’une opposition politique ouverte relativement protégée est à la fois rare et récent. La vaste majorité des gens ont toujours été et continuent d’être non pas des citoyens mais des sujets. Tant que notre conception du « politique » est réduite aux activités ouvertement déclarées, nous sommes amenés à conclure que la vie politique fait essentiellement défaut aux groupes subalternes ou se borne tout au plus à d’exceptionnels moments d’explosion sociale. Ce faisant, nous manquons le terrain politique immense qui existe entre inactivité et révolte et qui, qu’on s’en réjouisse ou non, constitue l’environnement politique des classes soumises. C’est se centrer sur l’arbre de la politique visible et ne pas voir la forêt qui se cache derrière. Toute forme de résistance déguisée, d’infra-politique, est le partenaire silencieux d’une forme de résistance publique bruyante. Ainsi, squatter la terre lopin par lopin est le pendant infra-politique des grandes invasions nomades : tous deux visent à éviter l’appropriation de la terre. Le squat ne peut avouer ses buts et constitue une stratégie qui convient parfaitement aux sujets qui n’ont pas de droits politiques. De même, la rumeur et les contes populaires de vengeance sont les pendants infra-politiques des gestes non dissimulés de mépris ou de profanation : c’est la dignité et le rang qui ont été retirés aux groupes subalternes que tous deux cherchent à restaurer. Rumeurs et contes ne peuvent agir directement et dire haut et fort leurs intentions et constituent ainsi une stratégie qui convient parfaitement aux sujets qui n’ont pas de droits politiques. De même encore, l’imaginaire millénariste et les renversements symboliques de la religion populaire sont les pendants infra-politiques des contre-idéologies radicales et publiques : c’est le symbolisme public de la domination idéologique que tous deux cherchent à nier. L’infra-politique est donc essentiellement une forme stratégique que la résistance des sujets doit prendre lorsqu’elle est soumise à un trop grand danger. Les impératifs stratégiques de l’infra-politique ne la rendent pas seulement différente en degré des politiques publiques des démocraties modernes : ils imposent une logique totalement différente de l’action politique. Aucune revendication publique n’est faite, aucune ligne symbolique n’est tracée. Toute action politique prend des formes conçues pour masquer ses intentions ou pour les dissimuler derrière un sens apparent. Pratiquement, personne n’agit en son nom pour des raisons voulues : cela irait à l’encontre du but recherché. C’est précisément parce qu’une telle action politique est scrupuleusement conçue pour être anonyme ou pour nier son but, que l’infra-politique appelle davantage qu’une interprétation réductrice. Les choses ne sont pas exactement ce qu’elles semblent être. La logique du déguisement suivie par l’infra-politique s’étend à son organisation autant qu’à sa substance. Une fois encore, la forme d’une organisation naît d’une nécessité politique autant que d’un choix politique. Parce que l’activité politique au grand jour est pratiquement exclue, la résistance est vouée à se construire dans des réseaux plus informels regroupant des membres de la famille, des voisins, des amis ou des membres de la communauté. Tout comme la résistance symbolique, que l’on trouve dans les différentes formes de culture populaire, peut contenir une signification innocente, les unités organisationnelles élémentaires de l’infra-politique ont une existence erratiquement innocente. Les attroupements au marché, les assemblées informelles de voisins, de familles ou de membres d’une même communauté fournissent une structure et une couverture à la résistance. Celle-ci est parfaitement adaptée pour éviter la surveillance car elle est menée individuellement, en petits groupes, et, lorsqu’elle est menée à plus grande échelle, a recours à l’anonymat de la culture populaire ou à de réels déguisements. Il n’y a pas de meneurs à serrer, pas de listes de membres à éplucher, pas de manifestes à dénoncer, pas de manifestations publiques qui attirent l’attention. Ces assemblées informelles sont, pourrait-on dire, les formes élémentaires de la vie politique sur lesquelles des formes plus élaborées, ouvertes et institutionnelles, peuvent être bâties, et dont ces mêmes formes sont susceptibles de dépendre pour garder leur vitalité. Ces formes élémentaires expliquent également pourquoi l’infra-politique échappe à l’attention. Si l’organisation politique publique et formelle appartient au royaume des élites (par exemple aux avocats, hommes politiques, révolutionnaires et chefs de partis), à celui de la trace écrite (résolutions, déclarations, nouvelles histoires, pétitions, procès) et à celui de l’action politique, l’infra-politique appartient quant à elle au royaume du leadership informel et de l’absence d’élite, à celui de la conversation et du discours oral, à celui de la résistance clandestine. La logique de l’infra-politique est de laisser peu de traces dans son sillage. En protégeant ses arrières, elle ne minimise pas seulement les risques encourus par ceux qui y participent, mais élimine également une grande partie des documents écrits susceptibles de convaincre les spécialistes de sciences humaines et les historiens que de la vraie politique serait en jeu. L’infra-politique est, à n’en point douter, de la vraie politique. À maints égards, elle est conduite de façon plus entière, a de plus grands enjeux et doit surmonter de plus grandes difficultés pour parvenir à ses fins, que la vie politique des démocraties libérales. On gagne du vrai terrain, ou on en perd vraiment. Les armées sont défaites et les révolutions facilitées par les désertions de l’infra-politique. De facto, les droits de propriété sont établis et remis en question. Les États sont confrontés à des crises fiscales ou budgétaires quand les petits stratagèmes accumulés par leurs sujets leur font perdre de la main d’œuvre et des impôts. Des sous-cultures vantant la dignité et les rêves de vengeance voient le jour et prennent de l’ampleur. Des discours contre-hégémoniques sont élaborés. Ainsi, comme nous l’avons montré précédemment, l’infra-politique explore, éprouve et attaque constamment les limites de ce qui est permis. Le moindre relâchement dans la surveillance ou la répression, le moindre atermoiement, menace de se transformer en grève déclarée, les contes populaires d’agression oblique menacent de se transformer en mépris avoué et en défit frontal, et les rêves millénaristes menacent de se transformer en politique révolutionnaire. De ce poste d’observation, on peut penser que l’infra-politique est une forme élémentaire de la politique — élémentaire dans le sens de fondamental. C’est la composante sans laquelle l’action politique élaborée et institutionnalisée n’existerait pas. Sous la tyrannie et la persécution, qui est la condition commune de la plupart des sujets historiques, c’est la vie politique. Et quand on détruit ou réduit les rares participations citoyennes à la vie politique publique, comme cela est souvent le cas, les formes élémentaires de l’infra-politique perdurent comme le moyen de défense souterrain des « sans pouvoir »....» (James C. Scott)

Aucun commentaire: