Épistémologie du « nous »...


« L’usage éditorial du "nous" renvoie directement aux rédacteurs eux-mêmes, bien sûr, mais suggère en même temps une identité nationale collective, tout comme le fameux "Nous, peuple des Etats-Unis". Lors de la guerre du Golfe, le débat public à la télévision en particulier, mais aussi dans la presse écrite, postulait l’existence de ce "nous" national, repris en chœur par les reporters, les militaires et aussi par les simples citoyens qui disaient par exemple : "Quand allons-nous commencer la guerre au sol ?" ou : "Avons-nous subi des pertes ? (...)

Il semble impossible d’échapper aux frontières et aux enclos construits autour de nous par les nations ou même par les continents et par tout ce qu’une langue commune peut impliquer de caractéristiques, préjugés, habitudes et modes de pensée figés. Rien de plus courant dans le discours public que des expressions telles que "les Anglais", "les Arabes", "les Américains", "les Africains", chacune désignant non seulement une culture mais un état d’esprit. Il arrive aussi très souvent de nos jours que des intellectuels d’universités américaines ou britanniques traitent de manière réductrice et à mon sens irresponsable de ce "quelque chose" qu’ils appellent "l’islam", un monde qui compte rien de moins qu’un milliard de personnes, des dizaines de sociétés différentes, une demi-douzaine de grandes langues dont l’arabe, le turc et l’iranien, le tout déployé sur près d’un tiers de la planète. Ce seul mot d’islam semble recouvrir à leurs yeux un objet tout simple qui se prête à toutes sortes de généralisations englobant un millénaire et demi d’histoire ; des jugements à l’emporte-pièce sur la compatibilité entre islam et démocratie, islam et droits de l’homme, islam et progrès, sont ainsi assenés avec un aplomb sans complexe.(...)

Compte tenu du recours inévitable de chacun à sa langue nationale, l’usage des formules collectives constitue, hélas, la voie la plus simple. Cette appartenance qui vous lie d’avance à des pensées toutes prêtes et qui vous mène au gré d’expressions et de métaphores populaires à cette fameuse opposition entre "eux" et "nous" (que tant de forces agissantes, dont le journalisme et la recherche universitaire, maintiennent en circulation), voilà qui participe du maintien d’une identité nationale. Avoir le sentiment, par exemple, que les Russes sont à nos portes, que l’invasion économique japonaise nous menace, ou que l’islam militant est en marche, ce n’est pas seulement faire l’expérience d’un état d’alarme collectif, c’est aussi consolider "notre" identité comme agressée, en situation de danger. Comment réagir à tout cela est la question majeure qui se pose à l’intellectuel d’aujourd’hui. Le fait national l’engage-t-il, pour des raisons de solidarité, de fidélité due aux origines ou encore de patriotisme national, à se ranger du côté de l’humeur et de l’opinion publiques ? N’est-ce pas plutôt en s’en dissociant que l’intellectuel donne un sens à sa voix ?

Jamais la solidarité avant la critique, telle est la réponse, en peu de mots. Car l’intellectuel a toujours le choix ; se situer du côté du plus faible, de l’oublié, de l’ignoré, du moins bien représenté, ou prendre le parti du plus fort. Il serait bon de rappeler à ce sujet que les langues nationales elles-mêmes ne sont pas là, forgées une fois pour toutes, à attendre qu’on s’en serve ; il faut se les approprier. (...) Cela, qui ne signifie pas s’opposer pour s’opposer, signifie bel et bien en revanche poser des questions, faire des distinctions et restaurer la mémoire des réalités occultées ou laissées pour compte dans la grande course aux actions et aux jugements collectifs. S’agissant du consensus sur l’identité communautaire ou nationale, c’est à l’intellectuel de montrer qu’un groupe n’est pas une entité naturelle, décidée par Dieu, mais un objet construit, manufacturé, voire dans certains cas inventé, avec en arrière-plan une histoire de luttes et de conquêtes qu’il est parfois nécessaire de représenter. » (Edward Saïd, Des intellectuels et du pouvoir)

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