De la Guerre du Rif

Les suppliciés d'Igueriben

Le 17 juillet 1921 au matin, une colonne de 200 hommes et d'une centaine de mulets chargés de munitions et de barriques d'eau quitte Anoual pour ravitailler Igueriben, à la pointe sud du dispositif espagnol au Rif. Mais, pour la première fois, sur les six kilomètres escarpés menant à Igueriben, c'est un déluge de coups de feu croisés qui accompagne sa progression. Une soixantaine de blessés, une vingtaine de morts, la majorité des mulets tués ou abandonnés à l'ennemi, la plupart des tonneaux perforés : c'est le lourd bilan de cette première tentative de sauvetage. Parvenus à Igueriben, les survivants de la colonne dirigée par le capitaine Cebollinos von Lindeman, distribuent aux assiégés les quelques dizaines de litres d'eau qui ont échappé aux balles rifaines. À peine un verre d'eau par homme. Le lendemain, nouvel échec d'une colonne de secours qui doit rebrousser chemin devant le tir ennemi. Le 21, le général Silvestre en personne, accouru de Melilia, tente de coordonner une sortie de 3 000 hommes pour libérer à tout prix les derniers suppliciés d'Igueriben. Ceux-ci, calcinés par la chaleur, en sont réduits à boire leur urine et à sucer des cailloux pour essayer de s'hydrater entre deux assauts rifains. Derrière les remblais et les barbelés du poste isolé composé d'une dizaine de tentes coniques, la peur cède à la terreur tandis que hurlent les blessés atteints de gangrène et que se décomposent déjà, dans une odeur asphyxiante, les cadavres des hommes et du bétail sur ce piton pelé de quelques centaines de mètres carrés. Ouberrane, Sidi Brahim, Igueriben… le général Silvestre pensait avoir tissé une solide toile de postes avancés. Mais, s'il en est l'architecte, c'est Abdelkrim qui en est l'araignée. Après cette série de revers, tout le plan espagnol d'invasion du Rif central est compromis. Ce n'est plus Al Hoceïma qui est la cible. Bien au contraire, c'est Anoual qui semble “à portée de la main” des Rifains. Anoual où les soldats espagnols commencent à regarder avec méfiance leurs frères d'armes rifains, des regulares, dont l'ardeur au combat a brusquement décliné ces derniers jours. Car, à la différence des troupes coloniales françaises, majoritairement composées d'Algériens, de Sénégalais, les regulares, eux, sont payés pour combattre leurs propres frères rifains.

Un certain Franco

Même s'il n'est encore que lieutenant-colonel, Francisco Franco Bahamonde est déjà un personnage considérable dans l'armée espagnole. Ce petit Galicien affligé d'une voix de fausset, sorti dans un rang moyen de l'Académie de Tolède, est maintenant un officier colonial respecté et craint. Ayant commencé sa carrière militaire au Maroc dans les regulares, il y a montré le visage d'un officier méticuleux, préparant ses opérations dans le détail, se taillant ainsi une réputation de courage physique, voire d'invulnérabilité, qui force l'admiration de ses camarades. Appelé pour fonder la Légion étrangère espagnole, il est désormais le patron de cette troupe réputée pour sa violence, et qui depuis sa création est de toutes les opérations où il faut tirer l'armée régulière d'une catastrophe. Mais Franco n'est pas que le chef extrêmement dur d'une troupe de choc impitoyable, c'est une vedette en Espagne où l'on a besoin de parler d'autres choses que de militaires lâches ou incompétents. Le correspondant du Matin de passage à Melilia note d'ailleurs que les journalistes “le proclament héros trois fois par semaine”. Le roi lui écrit : “Ton affectueux ami qui t'embrasse”. Si bien que, rapporte l'ambassadeur de France le 15 mai 1924, l'article qu'il signe dans la Revue des troupes coloniales, intitulé “Passivité ou inaction”, “a produit quelque sensation à Madrid où la personnalité du colonel Franco est assez redoutée”. Que dit Franco dont le diplomate décrit “le prestige et l'ascendant sur les troupes coloniales” ? Il critique la passivité qui est la règle dans les campagnes marocaines, les entreprises timides et “invite ceux qui ne se sentent pas de taille pour affronter les responsabilités actuelles ‘à céder la place aux plus capables’”.

Un Haj venu d'Allemagne

Avec l'expérience de la guerre contre l'Espagne, l'aide de déserteurs a permis aux Rifains d'acquérir un vrai savoir-faire en matière de fortifications, de tranchées. Parmi ces auxiliaires étrangers du Rif, un déserteur allemand de la Légion, Joseph Klems, apporte une expertise précieuse aux Rifains. L'homme s'est converti à l'islam et se fait appeler “L’haj Alleman”. Mowrer rapporte que des abris souterrains ont été creusés dans tous les villages de la région d'Ajdir. Au premier ronflement de moteur d'un avion espagnol, les habitants s'y réfugient. Le stock de canons de divers calibres est évalué entre 200 à 300 pièces avec environ 6000 obus. Plusieurs dépôts d'armes gardés par des réguliers rifains, installés à l'écart des habitations, sont répartis sur tout le territoire. Des registres servent à en contrôler les mouvements et à affecter les armes. Un système de mobilisation d'une souplesse remarquable permet de lever des contingents dans toutes les tribus. Le Rif est donc armé, entraîné et prêt à se battre.

La leçon de Chefchaouen

Le 13 décembre 1924, les survivants de la retraite de Chefchaouen atteignent enfin Tétouan. Primo de Rivera s'adresse ainsi à ses troupes : “Vous entrez triomphants à Tétouan…” La proclamation n'abuse personne. L'armée espagnole vient de subir, en réalité, un nouveau cataclysme. Même si, cette fois-là, elle n'a pas cédé à la panique, elle n'a dû son salut qu'aux troupes du Tercio et des regulares. Le montant exact des pertes n'est pas connu, la fourchette la plus haute monte à 15 000 hommes, la plus basse à 2 000, le chiffre de 10 000 hommes faisant souvent office de moyenne. Dans un rapport de la résidence de mars 1925, les pertes de la retraite se seraient élevées de juin à décembre 1924 à 190 officiers morts, 60 disparus, 700 blessés, 3 800 soldats morts, 2 500 prisonniers ou disparus, 14 000 blessés. Si l'on considère qu'une troupe comme le tabor de regulares de Larache a perdu au cours du repli la moitié de ses effectifs et compta 318 tués, les pertes dans les unités de l'armée régulière ont donc été énormes. Le matériel laissé sur place ou pris par les troupes de Abdelkrim est considérable. La modestie avec laquelle les Rifains entrent dans Chefchaouen reconquis contraste avec les forfanteries du dictateur espagnol. Selon la tradition orale, M'hammed, le frère de Abdelkrim Khattabi, maître d'œuvre de cette seconde grande victoire rifaine, se serait, ainsi que ses troupes, déchaussé pour entrer dans la ville sacrée. Le pouvoir rifain s'y montre dans toute sa maturité précoce. Aucun pillage n'est commis.

La République du Rif

Le gouvernement du Rif est surtout un gouvernement de guerre. Le chef rifain met d'ailleurs tout en œuvre pour assurer, avec des moyens de fortune, l'efficacité de son administration. Dans cette région au relief difficile, il améliore les voies de communication. Un réseau de pistes muletières est aménagé pour relier les points stratégiques et ainsi faciliter la mobilité des troupes, l'acheminement du ravitaillement. Les prisonniers, souvent espagnols, en sont les ouvriers. Une piste carrossable entre Ajdir et Targuist permet même à Abdelkrim d'utiliser son parc automobile, Ford ou Renault ainsi qu'une Torpedo 6 places Turcat Mery “double pare-brise” que le caïd Haddou a oublié de payer à M. de Loÿs, un armateur français d'Oran. Le souci de transmettre ses directives et de disposer rapidement de l'information conduit Abdelkrim à instaurer un service téléphonique. D'après les renseignements des services français, les lignes sont accrochées sur des perches de thuya et constituées par “un mélange de fils de toutes sortes et de toutes dimensions”. L'installation serait l'œuvre d'un prisonnier espagnol surnommé El mecanico Antonio. Embryonnaire, la téléphonie rifaine n'en est pas moins très efficace. Le réseau court d'Aït Kamara, quartier général de Abdelkrim près d'Ajdir, vers tous les secteurs sous contrôle rifain. Au besoin, les Rifains ont récupéré des appareils portatifs de campagne espagnols fonctionnant sur pile Mazda. Un rapport du contrôle civil du 9 janvier 1925 note : “Tout ce matériel, qui inspire aux populations rifaines une sorte de crainte mystérieuse, est respecté par tous, femmes et enfants, qui se gardent bien d'y toucher”.

Lyautey et la tentation de l'arme chimique

“En présence des éventualités créées par la soudaineté et la violence de l'irruption des Rifains, par l'intention qui apparaît chez Abdelkrim de vouloir frapper un grand coup spécialement sur Fez avec la décision et la rapidité dont il a été coutumier vis-à-vis des Espagnols, par le risque que, sous l'influence de son prestige et de la terreur qu'il inspire, nos tribus se décollent une à une se sentant insuffisamment couvertes et soutenues, il est impossible de rester dans cette situation, sous peine, je le dis nettement, de risquer de perdre le Maroc”, s'alarme Lyautey. Le protectorat, que même la Première guerre mondiale n'avait pas réussi à ébranler, se fissure. Et les vieux du Maroc comme Lyautey savent une chose, c'est qu'ici les révoltes sont très contagieuses. On dit bien que “le berbère vole au secours de la victoire”. S'il n'y a pas pour l'instant, à proprement parler, de défaite, les Français ne savent pas pour combien de temps encore : Abdelkrim a partout l'avantage. Ce soir du 29 avril 1925, dans un de ses télégrammes critiques qu'il adresse au président du Conseil, Paul Painlevé, Lyautey fait une comptabilité d'entreprise au bord de la faillite : “Il ne restera à Fez que la valeur d'un bataillon, un escadron, deux batteries qui y seront concentrés demain 30 avril. J'y dirige, en outre, pour y servir de troupes de garnison, un bataillon de zouaves et de Sénégalais à peine instruits prélevé sur la garnison de la côte - et un bataillon de tirailleurs marocains prélevé sur la garnison de Marrakech. Et cela fait, il ne restera plus au Maroc une seule unité disponible”. Lyautey va même aller au-delà. Alors qu'il s'est élevé contre cette pratique des Espagnols, qu'il a critiqué l'abus que ceux-ci faisaient de l'usage des gaz, il sollicite, le 4 mai, l'envoi d'ypérite (gaz chimique) : “En raison événements front nord estime indispensable constituer en réserve approvisionnement obus et bombes aviation à ypérite pour me permettre éventuellement interdire certaines zones ou points vitaux où en raison faiblesse effectifs ne me trouverais pas en mesure exercer action effective. Vous demande en conséquence diriger urgence sur Kenitra pour artillerie 75 20 000 obus modèle no 20 et pour aviation 5 000 bombes de 50 kg, pour avions gros porteurs. Vous demande en outre mettre à disposition […] six avions gros porteurs équipés lance-bombes 50 kg. Ces avions étant seuls susceptibles rendement utile”. Il ne s'agit pour le moment que d'une réserve que Lyautey ne semble destiner qu'aux cas de force majeure, mais un pas a été franchi. Le résident, pour sauver son protectorat, est prêt à utiliser les gaz toxiques. La réponse du chef d'état-major de l'armée est négative, voire sèche. Il ne fournira pas d'avions gros porteurs : il n'y en a pas assez et cela compromettrait la mobilisation. C'est bien du Lyautey, ce chef qui aime si peu la chose militaire qu'il demande des armes dont la France ne dispose pas. On lui expédie à défaut mille bombes explosives de 50 kilos.

Une menace pour l'Occident colonial

Le communiste Marcel Cachin tente de poser les enjeux internationaux et religieux du conflit rifain : “Voici messieurs une grande race, une grande religion, la religion musulmane. Elle a dans le monde trois cents millions d'adhérents, elle a derrière elle une histoire qui, au sens de tout le monde, au sens banal si vous voulez, fut glorieuse, trois cents millions d'êtres humains qui sont, à l'heure actuelle, subjugués, dominés par de grandes puissances, les grandes puissances du capital occidental […]. Vous pouvez dire que ceux qui les dirigent sont des chefs de bande, vous pouvez dire que leur civilisation est inférieure et grossière, ils pensent au contraire que la façon dont ils vivent est la meilleure”. Et Marcel Cachin d'énumérer “les points de l'univers musulman” où se sont dressés les peuples : la Turquie républicaine, l'Égypte contre les Anglais et “la petite république libre” du Rif qui a vaincu “un grand peuple, l'Espagne”. Quelques semaines plus tard, alors que s'est allumé un nouveau foyer antifrançais en Syrie avec la révolte druze, le député radical Gaston Thomson posera avec lucidité ce diagnostic : “En présence de telles menaces, on voit qu'il ne s'agit plus seulement du Rif. Tout s'enchaîne : Maroc, Algérie, Tunisie et d'autres colonies. Nous n'ignorons pas que dans certains meetings on envisage, que dis-je, on réclame l'évacuation de toutes les colonies”. Avec Abdelkrim, c'est donc toute l'histoire musulmane de l'Occident colonial qui, dès 1925, s'invite rive gauche de la Seine alors que brûle la rive droite de l'Ouergha.

À la rencontre de Abdelkrim

Après quelques jours d'un périple éreintant, au cours duquel il faut se cacher sans cesse de l'aviation espagnole, Léon Gabrielli est reçu pendant deux heures le dimanche 28 juin 1925 par Abdelkrim. Le témoignage de Léon Gabrielli est unique ; il est le seul officiel français à avoir approché le chef rifain pendant la guerre. Abdelkrim reçoit l'émissaire français sous une petite tente installée dans un verger. Une table, sur laquelle sont posés des papiers et des journaux, des chaises ; Abdelkrim porte la jellaba rifaine, une rezza blanche sur la tête. Le style est dépouillé à l'extrême ; du Ho Chi Minh avant l'heure. Gabrielli, qui se demande comment il va s'adresser à lui, opte pour “Excellence”, un titre “déférent et qui n'engage à rien”. Abdelkrim, lui, l'interroge en arabe classique et veut savoir si le fonctionnaire colonial va prendre des notes “comme un journaliste”. Ce qui frappe le contrôleur civil, c'est la précision et la construction du discours, son caractère très réfléchi, les reparties “immédiates et pleines d'assurance”, la solidité du raisonnement. On sent que Abdelkrim rayonne d'intelligence, qu'il irradie. À défaut d'être acceptable pour un Français, sa position est limpide. Pour lui, la France n'a qu'un seul but : la conquête du Rif. C'est l'objectif ultime du “Parti colonial” dont “le maréchal Lyautey” et “toutes les autorités marocaines” sont les représentants. Lyautey ? : “Une grande intelligence, un grand colonial […]. C'est un homme qui a reçu des dons divins”. Un commentaire cependant : “L'amour ou le respect de l'islam de sa part sont choses très possibles, mais je constate qu'ils ne m'apportent aucun profit”. Sur le plan religieux, l'émir se défend, contre toute évidence vu sa propagande dans les tribus, de faire le jihad : “Le temps des guerres saintes est passé, nous ne sommes plus au Moyen Âge ni au temps des Croisades”. Au cours de l'entretien, Abdelkrim balaie ensuite les arguments sempiternels qu'on oppose à la volonté d'indépendance du Rif. Les traités de 1904 et 1912 sont caducs : “Aucun peuple au Maroc n'avait à ce moment aspiré à son indépendance”. Le traité franco-espagnol n'est pas non plus un problème : “La France est en guerre avec le Rif ; elle peut parfaitement faire la paix avec lui, et ce traité deviendra alors caduc”. Abdelkrim propose un accord de reconnaissance bilatéral ; libre à la France ensuite d'avoir dans sa zone un sultan ou un président. Le sultan chérifien est à peine évoqué par Abdelkrim : “La seule chose qui nous importe aujourd'hui, ce n'est pas l'existence d'un sultan au Maroc, mais l'indépendance entière, sans réserve, du malheureux peuple rifain”. Le message final que délivre Abdelkrim à Gabrielli est qu'il n'y a qu'un seul moyen d'arrêter la guerre : que la France reconnaisse l'indépendance du Rif.

Un maréchal peut en cacher un autre

La réunion qui se tient le 14 juillet à l'état-major de l'armée démontre clairement la volonté de Paris de se réapproprier le contrôle de la direction militaire des opérations. Le 16 juillet, Paul Painlevé, ministre de la Guerre, écrit à Lyautey la lettre suivante : “J'ai désigné M. le maréchal Pétain pour procéder sur place et de toute urgence à l'examen de la situation générale et militaire du Maroc et pour prendre, suivant les directives que je lui donne à ce jour, les décisions qui lui paraîtront s'imposer touchant le commandement, l'organisation et la mission des troupes et des services en opérations ou susceptibles d'entrer en opérations, ainsi qu'au sujet des attributions respectives du commandant des troupes et du résident général. Je vous prie de donner à M. le maréchal Pétain les moyens les plus complets qu'il croira devoir vous demander pour l'accomplissement de la mission que lui confie le gouvernement”. La mission de Pétain n'est donc pas qu'une simple tournée d'inspection. Pétain aura une part de pouvoir décisionnel dans l'organisation militaire au Maroc. Mais tout oppose les deux hommes. La petite paysannerie dont s'est extrait Pétain ne vivait pas aux mêmes étages que les Lyautey. Au seuil de la Grande guerre, l'un est un cavalier qui après avoir ébranlé les certitudes d'une armée conservatrice en écrivant “le rôle social de l'officier”, après avoir servi au Tonkin, à Madagascar, en Algérie, est résident général du Maroc, a des amis considérables, tutoie les grands et construit des parcelles d'empire, alors que Pétain n'est encore qu'un petit colonel de l'infanterie qui achève une carrière moyenne et exclusivement métropolitaine. Lyautey et Pétain, ce sont deux espèces humaines radicalement différentes, antinomiques, deux climats incompatibles sous le même uniforme de maréchal de France.

Lyautey est une diva qui veut qu'on l'aime pour qu'on lui obéisse, Pétain, qu'on lui obéisse tout simplement. Le résident est un être inspiré, Pétain est organisé. L'un est lui-même avant d'être un militaire, l'armée est tout pour l'autre.

Le Rif aux abois

La France déploie cent bataillons sur le front, soit environ 50 000 hommes. Pétain, le numéro 1 de l'armée française, n'a pas l'intention de se satisfaire d'une demi-victoire contre “le rebelle” Abdelkrim dont le sultan lui a demandé de “le débarrasser”. Il a maintenant une stratégie à proposer au gouvernement pour en finir avec cette guerre. Le plan est simple : il passe par une action combinée avec les Espagnols. Ces derniers vont débarquer à Al Hoceïma ; les Français pourraient de leur côté attaquer à l'est et menacer les centres vitaux du Rif. Pétain l'éradicateur veut aller au cœur du Rif car l'Espagne, vis-à-vis de laquelle “il faut tenir fidèlement les engagements” pris en juillet 1925, n'est pas “en mesure de s'acquitter à elle seule de la lourde charge de réduire le foyer de la rébellion”. Et de conclure à la nécessaire et urgente “soudure” des fronts français et espagnol pour “abattre définitivement la puissance de Abdelkrim” et “raffermir de façon éclatante vis-à-vis des populations musulmanes le prestige de la France”. À cette date (février 1926), la marge de manœuvre de l'émir du Rif n'existe plus. En dépit de sa propagande, les tribus de la zone française n'ont pas bougé et la totalité de celles qui ont fait leur soumission à l'hiver sont maintenant sous la protection du bouclier militaire français. La lassitude de cinq années de guerre, le typhus, les bombardements aériens, les gaz toxiques, la cohabitation hivernale avec l'impressionnante armada française sur les 300 kilomètres du front sud, la prise d'Ajdir par les Espagnols au nord, la perspective inéluctable d'une offensive de printemps ont miné le moral des plus enthousiastes partisans de la République du Rif. Les défections se multiplient. Par l'effet du blocus, le prix des denrées de base a grimpé en flèche dans la montagne. Le sel a pratiquement disparu des marchés. La cohésion des blocs rifain et Jbala se fissure et contraint l'émir à multiplier les envois de délégués pour mettre en garde les Jbala contre toute velléité de rapprochement avec les Français. “Mes populations étaient fatiguées et je ne me faisais plus d'illusions sur ce que je pouvais attendre de leur fidélité, racontera Abdelkrim dans ses mémoires, je savais que, de jour en jour, mes guerriers se battraient avec moins d'entrain”. Les prises d'otages et les exécutions de “traîtres” à la solde des Français se multiplient dans les tribus pour s'assurer de leur fidélité chancelante. L'appel à la guerre sainte tente de soutenir des ardeurs désormais défaillantes, quand ce ne sont pas les rumeurs les plus invraisemblables comme l'entrée en guerre prochaine de l'Allemagne contre la France. Tous les garçons de plus de 15 ans seraient mobilisés. Et même, parfois, les femmes. Les renseignements rapportent que, dans le Rif, on ne croise plus personne aux champs.

Le baroud d'honneur

Dès le 7 mai, les troupes françaises sont enfin lâchées au crépuscule. Dans la matinée, l'offensive franco-espagnole est déclenchée sur le double front avec pour objectif Targuist, puis l'occupation du massif du Djebel Hamman, base de la puissance de Abdelkrim. Après un bombardement opéré par 150 avions espagnols et français, 25 000 soldats espagnols s'élancent d'Ajdir pour foncer plein sud. Les premiers combats sont très durs et les pertes nombreuses. À tel point que, n'arrivant pas à percer les lignes rifaines, Primo de Rivera propose au général Sanjurjo de suspendre l'offensive. Le chef militaire espagnol refuse et parvient le 10 mai à enfoncer les défenses à Beni Ouriaghel. À l'est, les Espagnols franchissent le Kert et parviennent en quelques jours à faire la soudure avec les troupes parties d'Ajdir. Le 20 mai, cinq ans après l'écriture de la page la plus tragique de leur histoire coloniale africaine, c'est en vainqueurs qu'ils foulent la plaine d'Anoual. Côté français, les résultats de l'offensive sont qualifiés de “foudroyants”. Six divisions réparties en deux groupements, des forces du Makhzen, des supplétifs, l'ensemble appuyé par des bombardements aériens massifs font voler en éclats la mosaïque des tranchées rifaines. “L'ennemi, surpris par la rapidité de l'attaque et par l'allant des troupes régulières et des partisans, pourchassé sans répit par les tirs d'artillerie et les bombardements d'aviation abandonne ses positions”, se réjouit le commandant supérieur des troupes du Maroc. L'armée française affronte les réguliers rifains, troupes de choc de Abdelkrim. Cependant, les défections massives des tribus font imploser le château de cartes du bloc rifain, patiemment construit par Abdelkrim sur le ciment d'un schéma offensif. Les appels réitérés dans les villages à la guerre sainte ne trouvent plus guère d'échos.

La reddition de Abdelkrim

C’est à l'aube du 27 mai que Abdelkrim arrive aux avant-postes de Targuist, accompagné des trois officiers français qui l'ont convaincu de se rendre sans délai. “Alignés le long de la piste, immobiles, les tirailleurs contemplent le rogui, témoignera De Bournazel, l'homme à la veste rouge”, cité par Jean d'Esme, “petit, le visage encadré du collier de barbe noire, l'œil intelligent et vif, vêtu d'une jellaba grise, le chef rifain s'entretient avec le colonel Corap sans que rien dans son attitude ne décèle ni amertume ni regret”. Très digne, il est conduit et enfermé dans sa mahakma, le siège de son ancien quartier général. Autour de lui les militaires français s'agitent. Une colonne de 2 000 hommes, dirigée par De Bournazel, s'ébranle pour aller chercher la famille et les biens de l'émir déchu regroupés à Kemmoun. Ils reviendront à la tête d'une caravane de 250 mulets chargés d'argent et de matériel et accompagnés d'Azerkane, de M'hammed, de Abdeslam, de huit femmes, de 13 enfants et de dix serviteurs. Dans les heures qui suivent, les tribus avoisinantes viennent se placer sous la protection des militaires français. Sous le soleil printanier, Targuist est noyé sous la poussière soulevée par les cavaliers et le bétail. Les jarrets d'un jeune taureau sont coupés. Cette ultime cérémonie d'allégeance signe une nouvelle ère : la République du Rif appartient désormais à l'histoire.

Le temps de l'exil

Sur son île de la Réunion, Abdelkrim se morfond. Tous ceux qui ont côtoyé ou ont correspondu avec l'émir déchu pendant son exil dans l'Océan Indien évoquent la grande détresse et l'ennui qui l'habitent dans ses domiciles successifs du château Morange puis du Castel Fleury où il ne cesse de se plaindre du paludisme et de “ses fièvres de langueur”. “Ces Rifains exilés s'entretiennent dans une oisiveté dépri-mante”, notent deux journalistes français qui le rencontrent en 1930. À quelque temps de là, dans le journal irakien Sawt el Irak, Gordon Canning pleure en poésie l'infortune de l'émir : “Adieu ô épée de l'Islam, ô héros du Maghreb […] Ô mes yeux, fondez en larmes ! Blessures saignez en abondance ! Je ne verrai plus jamais Abdelkrim. Qui défendra la cause du Rif à l'avenir ? L'émir du Rif est le prisonnier des roumis qui l'ont exilé au loin. Rifains ! Où est votre pasteur, votre chef ? N'avez-vous plus désormais qu'humiliation et esclavage à subir ?”. Le désœuvrement de Abdelkrim n'empêche pas la presse espagnole de se faire de temps à autre l'écho d'incroyables évasions et de signaler l'émir tour à tour à Oran, au Sénégal ou à bord d'un sous-marin allemand. Mais en avril 1947, Mohammed V, fort du soutien explicite exprimé dès janvier 1943 par le président américain Franklin Roosevelt en marge de la conférence d'Anfa, prononce le discours de Tanger. “Aujourd'hui que tous les peuples réclament des droits compatibles avec les temps modernes, il est juste que le peuple marocain obtienne ses droits légitimes et voie réaliser ses aspirations”, déclare le souverain dans un texte aujourd'hui considéré par les historiens officiels de la monarchie chérifienne comme le véritable coup d'envoi de la marche vers l'indépendance. C'est à ce moment que les Français, malgré les réserves de la Résidence générale, décident de donner crédit à la “francophilie” affichée par Abdelkrim et admettent la prescription de l'affaire rifaine. Pas tout à fait pourtant : Abdelkrim ne retournera pas encore au Maroc, on l'établira en métropole, dans le sud. “La France avait un plan pour utiliser mon père dans sa politique coloniale et faire pression sur le sultan Mohammed V”, dira son fils Saïd Khattabi. Mais, comme pour les Espagnols quelques décennies plus tôt, le savant “plan” conçu par les Français pour attirer à eux le prestige de Abdelkrim va tourner au fiasco.

La lucidité du vieux chef

Ses vingt ans d'exil à La Réunion semblent lui avoir fait toucher du doigt ce que Lyautey lui-même avait envisagé : “Nous aurions pu libérer l'Algérie, la Tunisie et le Maroc depuis le jour où éclata la guerre du Rif”, assure l'émir en juillet 1950 au quotidien égyptien Al Mokkatan. Cinq ans avant la conférence des Non-alignés de Bandœng, il prend ses distances avec l'Internationale communiste en avertissant Washington le 16 mars 1950 : “L'occupation du Maghreb par la France est l'un des principaux facteurs de propagation du communisme dans notre pays”. À l'aube de ses 70 ans, le vieux rebelle visionnaire n'est pas tombé de la dernière pluie et résiste aux sirènes émancipatrices de Moscou. Son obsession est la libération du Maghreb tout entier de toute occupation militaire étrangère, un Maghreb pour lequel il souhaite une “Union fédérale” toujours chimérique à l'aube du troisième millénaire. “Un jour, l'URSS sera dans un grave état de faiblesse, les Arméniens en profiteront et réaliseront leur indépendance”, prophétise-t-il en septembre 1954 devant l'envoyé spécial au Caire de La Nouvelle République du centre-ouest. Ennemi solide de la langue de bois, une qualité rare dans l'Orient compliqué, il rappelle en 1952 à l'hebdomadaire égyptien Akher Saa les racines anté-islamiques des Rifains pour inscrire son peuple dans la grande famille berbère : “Je suis de race berbère et j'ignore à quel point vous nous sous-estimez mais j'affirme cependant que les berbères sont des gens avancés, qui ont hérité de nombreuses civilisations. Vous ignorez par exemple qu'en tant que berbère, je suis d'origine juive. Mes ancêtres sont ensuite devenus chrétiens, puis musulmans. Maintenant nous parlons l'arabe, langue du Coran, nous nous entendons en berbère, langue de nos aïeux mais nous conversons aussi en français, langue de notre pays asservi”. Et, interrogé sur les prémices de l'indépendance marocaine, il enfonce le clou : “J'ai vu mes idées s'évanouir l'une après l'autre. Comme dans beaucoup de pays d'Orient, l'arrivisme, l'esprit de corruption se sont introduits dans notre cause nationale”.

Le mépris pour Si Allal et l'Istiqlal

C’est surtout de Allal El Fassi, fondateur en 1937 du Parti national (devenu plus tard l'Istiqlal) que le chef rifain se méfie. Arabisant et lettré, Allal El Fassi vit lui aussi en exil au Caire. Mais entre les deux hommes, le courant ne passe pas et Abdelkrim boude ostensiblement les tentatives de récupération de celui qu'il considère comme un salonard intrigant. Dès 1948, Mohammed Boujibar, l'ex-lieutenant de Abdelkrim, vend la mèche aux oreilles bienveillantes des services du protectorat : “Abdelkrim s'est rendu compte de ce que les leaders nationalistes, dont Allal El Fassi, qui reçoit des subsides du Maroc, n'ont d'autre souci que d'amasser le plus de biens possibles et de bien vivre”. En septembre 1954, alors que le protectorat a, un an plus tôt, déposé et exilé à Madagascar le sultan Mohammed V qui incarne désormais les aspirations indépendantistes du royaume, Abdelkrim enfonce encore Allal El Fassi. “Je n'ai rien à faire avec lui, déclare-t-il à des journalistes français, El Fassi est un politicien qui mange et dort bien au Caire. Il ne fait strictement rien pour le peuple. Moi, au cours de la guerre du Rif, je me battais contre vous en première ligne avec mes hommes”. Interrogé par les auteurs, le fils du rebelle confirme ce mépris en 2006 : “Mon père appelait les leaders de l'Istiqlal “les femmes à barbe”.

Vous avez dit “le primitif” ?

Dans les colonnes du Monde, Jean Lacouture, qui avait eu le loisir d'observer dans les ambassades du Caire “l'oeil vif”, “la silhouette de paysan madré” et “la repartie sèche” de Abdelkrim dresse du Rifain cette nécrologie soulagée : “Admirable dans le combat, noble dans la défaite, il ne fut plus guère en exil qu'un vieux politicien jaloux. Créateur de la République d'Ajdir, il était demeuré, au fond, un républicain et sa haine à l'égard de la monarchie marocaine était restée vive […]. Il était un homme du passé, un grand souvenir, un “primitif”. Il aura été l'un des inventeurs du nationalisme marocain ou, plutôt, maghrébin”. Près d'un demi-siècle après sa mort, Abdelkrim “le primitif” reste pourtant étonnamment d'actualité au Maroc. Le Makhzen, qui sait rendre hommage à ses ennemis les plus intimes, comme en témoigne l'abondance des boulevards Abdelkrim ou Ben Barka dans les villes du royaume, semble encore désireux de tourner une page à peine écrite dans les manuels scolaires marocains.

Karim Boukhari

1 commentaire:

Anonyme a dit…

salam,
choukrane pour ce post.