Le trou noir de la laïcité française : la colonisation (de l’Algérie)


Famille chrétienne de Grande Kabylie (crédit photo : Lalla Kowska Régnier)  
« En 1892, une commission sénatoriale se rend en Algérie, Jules Ferry qui la préside, est atterré - ce qui nuance son image de chantre de la colonisation : « Nous les avons vues, ces tribus lamentables, que la colonisation refoule, que le séquestre écrase, que le régime forestier pourchasse et appauvrit [...]  il nous a semblé qu'il se passait là quelque chose qui n'est pas digne de la France, qui n'est ni de bonne justice nu de politique prévoyante ».

 Mais les réclamations légitimes que Ferry énonce dans son rapport échoueront devant les déterminations des colons. Ces derniers – représentants exclusifs de l'Algérie au Parlement français – empêchent toute réforme du système et, notamment, du Code de l'indigénat, établit en 1881. Cet ensemble législatif et réglementaire, répressif et discrétionnaire institutionnalise, dans les colonies, la distinction entre « sujet » et « citoyen ».

Être musulman, c'est être sujet et non citoyen. La France laïque « racialise » le sens du terme « musulman » pour ne pas être tenue d'accorder la citoyenneté à ceux qui se convertirait au christianisme. Ainsi la cour d'appel d'Alger affirme, en 1903, que le terme de musulman « n'a pas un sens purement confessionnel, mais¨[...] désigne au contraire l'ensemble des individus d'origine musulmane[...]sans qu'il y ait lieu de distinguer s'ils appartiennent ou non au culte mahométan »*. Autrement dit, il existe des musulmans chrétiens !

Tout cela est à l'origine d'incompréhension tenace : j'ai récemment tenté d'expliquer à une petit-fille d'immigré qu'un code de la laïcité pouvait consister simplement en une synthèse du dispositif juridique laïque existant ; elle m' a répliqué que « cela lui rappelait trop le code de l'indigénat » pour qu'elle l'accepte. Sa réponse est très compréhensive dans une situation ou la laïcité est principalement invoquée de façon répressive, et dirigée contre l'islam.

Autre membre de la commission Emiles Combes, déclare que la France « demande à ces instituteurs français ou indigènes, de monter le plus grand respect pour les croyances des élèves et de leur parents, de s'abstenir scrupuleusement de la moins de critique à l'égard du Coran. » Mais Combe est un gallican et il se montrera par la suite hostile à une application de la loi de séparation en Algérie.

Anna Bozzo indique que le décret de septembre 1907 permet de continuer à privilégier, vis-à-vis de l'islam, « une approche sécuritaire remontant au temps de la conquête » : on crée « trois associations cultuelles musulmanes, au niveau de trois préfectures algériennes, sous l'égide du préfet ». Celles-ci continuent « à recevoir les sommes inscrites au budget pour le culte musulman », privé de ressources par le séquestre des biens habous qui, jusqu'à la colonisation, permettaient d'entretenir les mosquées et de pourvoir à la gestion de culte.

La création d'associations cultuelles fictives - celle d'Alger est dirigée par le secrétaire de la préfecture! - est un des moyens pour l'administration coloniale de continuer d'exercer une surveillance étroite, de garder une optique gallicane qui prive l'islam de la liberté dont jouissent désormais les autres cultes. L'adage « on fait dire à l'imam, le contraire de ce que veut l'islam » apparaît à ce moment-là. Et la laïcité algérienne est réduite au « rôle d'une marque identitaire d'Européens d'Algérie, qui en fait une sorte de quatrième religion aux yeux des musulmans ». Des musulmans vont réclamer l'application à l'Algérie de la loi 1905. Le premier est l'émir Khaled, petit-fils de l’émir Abdelkader, en 1924. Quelques années plus tard, dans les années 1930, le mouvement réformiste musulman de Ben Badis inscrit dans son programme la séparation du culte musulman de l’État. En août 1944, le gouverneur nommé par le Général de Gaulle s'engage à le faire appliquer.

Le thème de la séparation devient récurrent. L'Union démocratique du manifeste algérien de Ferhat Abbas, rédige un argumentaire fourni : « la laïcité de l’État à contribué à la paix religieuse en France et a constitué un énorme progrès[...] Ce qui fut un progrès pour la France ne peut pas ne pas être en Algérie. On comprend pourquoi le colonialisme a cherché et réussi à violer la loi 1905, on comprend aussi pourquoi nous sommes plus que jamais attachés à la laïcité. »

Après le vote d'une motion en ce sens par le congrès des Oulémas, en mars 1947, le cheikh Brahimi réclame en leur nom au ministre de l'Intérieur, Edouard Depreux, « l’application effective de la loi sur la séparation du culte et de l’État ». Depreux répercute cette revendication devant le Parlement Français : « très légitimement, ce que nous demandent les croyants la-bas, c'est que la République française, pleinement laïque et pleinement démocratique, ne fasse pas dans l'application de la loi aucune différence ». Il est applaudi « sur quelques bancs sur l'extrême gauche. » Les colons vont continuer à bloquer l’affaire et, en 1954, la guerre d'Algérie commence. Après 1958, c'est-à-dire bien trop tard, la France tente une politique dite de « discrimination positive » validée alors par le conseil constitutionnel comme respectant l' « égalité de tous devant la loi ». Cela montre que, quand elle perçoit que ses intérêts vitaux se trouvent en jeu, la France n'hésite pas à prendre ses distances avec le sacro-saint principe du « citoyen abstrait ».... »

(Jean Baubérot, La laïcité falsifiée)

*P. Weil, Liberté, égalité, discriminations : L'identité nationale au regard de l'histoire, Gallimard, Paris, Grasset, 2008, p. 96.

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