Pour un devenir-Chacal : contribution à une épistémologie indigène


« Il n’est pas simple de comprendre, dans toute leur complexité, les sociétés maghrébines, profondément marquées par les traumatismes de la colonisation et d’élucider les mécanismes qui les ont conduites à instaurer des pouvoirs locaux dont les méthodes s’inspirent à la fois du despotisme oriental et de la Révolution française. Tel est le cas de l’Algérie indépendante, qui a construit un modèle « républicain » reposant à la fois sur une laïcité  « à la mode IIIe République », affichée vers l’Occident, et sur l’islam comme religion d’Etat, à l’instar des autres pays du monde arabe et musulman. De même pour la situation de minorités, des femmes et l’utilisation des langues, le divorce est net entre les textes et la pratique sociale. Les sciences sociales se sont relativement peu préoccupées d’analyser les fondements et le fonctionnement de ces pouvoirs dans des sociétés où ni monarchie (à l’exception du Maroc) ni République au véritable sens du terme ne trouvent leur place dans la réalité, si ce n’est dans l’imaginaire. Cest à partir de cet entre-deux, de ce modèle hybride, inscrit dans la pratique sociale, qu’il faut tenter d’élucider les modes de fonctionnement des pouvoirs et les structures qui leur sont liées. Il faut pour cela se pencher sur les représentations, sur l’ancrage culturel qui fonde leur légitimité. Dans cette perspective, l’ethnologie est une discipline particulièrement pertinente pour mieux comprendre les groupes maghrébins, où le poids de la transmission orale de la mémoire reste prédominant ; ces sociétés ont en effet subi des dominations diverses – depuis la présence romaine jusqu’à la conquête française, en passant par les dominations musulmanes arabe et turque (pour l’Algérie et la Tunisie) -, qui on produit en réaction des modes de résistance favorisant leur survie. Tout en conservant des traditions culturelles spécifiques. Déjà avec les Romains, les Berbères ont dû emprunter la langue officielle (Apulée, Saint Augustin, Saint Cyprien), le même phénomène s’est produit avec l’arabe (Ibn Ajerrum, Ibn Badis, Mokhtar Essouci) et, plus tard, avec le français (Amrouche, Feraoun, Kheir Eddine). Ce processus de domination/résistance, commun à l’ensemble nord africain, n’a pas manqué de gagner le cœur de régions les plus reculées, comme les zones montagneuses où les populations ont du faire les concessions qui s’imposaient à la politique du moment. Pour cette raison, il est difficile de rendre intelligible ou simplement visible les cultures traditionnelles dominées par des civilisations où l’écrit a exercé une fascination au point d’être fétichisé d’autant plus que le système graphique introduit en Afrique du nord ont servi de vecteur aux religions en présence (judaïsme, christianisme, islam) ; pour comprendre cette réalité complexe le cas de la Kabylie est particulièrement éclairant : incarnant à la fois la culture ancienne du Maghreb dans sa dimension berbère et l’ouverture sur les cultures écrites (arabe, français), les productions de la culture kabyle permettent bien d’analyser de quels instruments symboliques les groupes dominés construisent leur mémoire collective et comment ils se représentent les différente dominations [… ] Ainsi ce n'est pas le Lion-souverain, que l'on chante dans les rituels et dont on loue la noblesse et la bravoure, qui occupe nécessairement le devant, mais le Chacal, à la fois adversaire et protecteur du Lion. Cette position à la fois déterminée et indéterminée par rapport au pouvoir est rendue par une métaphore évocatrice : la couverture (en réalité le paravent). Ce symbole exprime avec force la singularité de cette fonction marquée par l'ambivalence et l'ambiguïté. En principe, eu égard à ses origines humbles (du point de vue physique et social), est voué à protéger, à sauver le corps légitime du pouvoir légitime, lui même incarnation de l'ordre cosmique. Mais ce n'est qu'apparence, puisque la position est dialectiquement liée à celle de la couverture. Si cette dernière vient à tomber, le pouvoir se dévoile et, du coup, peut se révéler son dysfonctionnement qui peut conduire à un désordre social. Cet élément extérieur dont se drape le pouvoir est donc beaucoup plus déterminant qu'il n'en a l'air, puisqu'il est en réalité consubstantiel de cette institution...  Incarnation des dominés Chacal peut jouer à l’infini avec le pouvoir et ses attentes, d’où sa capacité de séduction (voire de compromission) poussée à l’extrême. Ayant intériorisé le rôle du trouble fête originel lors de ses propres noces, Chacal est perçu comme une menace pour les systèmes établis. Son intelligence peut se retourner contre l’ordre en place, fut-il sacré, d’où la peur qu’il inspire. La force de Chacal n’est pas physique : elle est liée à son seul esprit, à sa capacité de lutter avec des idées, à sa capacité à opérer un renversement du monde et de son sens, mais elle est aussi liée à son histoire ancienne et au cumul d’une histoire acquise grâce à ce statut d’initié qui lui permet de mieux voir le monde et de le diriger… A la fois dans le jeu et en dehors de lui, Chacal est donc celui qui incarne la ruse lorsqu’il est faible et l’ambiguïté volontaire lorsqu’il est en position de force. Contrairement aux conventions établies, Chacal montre l’écart séparant la théorie des pratiques humaines, dénonçant ainsi la part du mensonge et d’hypocrisie inhérente au monde social et aux agents qui le constituent. Chacal sert du coup, de révélateur, en mettant l’accent sur les contradictions, les ambivalences et l’ambiguïté dans sa perception originelle c'est-à-dire l’impossibilité d’établir des choix définitifs… » (Tassadit Yacine Titouh, Chacal ou la ruse des dominés)

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