Du Devenir révolutionnaire



« Quand les nouveaux philosophes ont découvert que les révolutions ça tournait mal ... Faut vraiment être un peu débile ! Ils ont découvert ça avec Staline. Ensuite, la voie était ouverte. Tout le monde a découvert, par exemple, tout récemment, à propos de la révolution algérienne: "Tiens... elle a mal tourné parce qu'ils ont tiré sur les étudiants". Mais enfin: qui a jamais cru qu'une révolution tournait bien ? Qui ? On dit: "Voyez les Anglais, au moins ils s'épargnent de faire des révolutions." C'est absolument faux ! Actuellement, on vit dans une telle mystification... Les Anglais, ils ont fait une révolution, ils ont tué leur roi, etc. Et qu'est-ce qu'ils ont eu ? Cromwell... Et le romantisme anglais, c'est quoi ? C'est une longue méditation sur l'échec de la révolution. Ils n'ont pas attendu Glucksmann pour réfléchir sur l'échec de la révolution stalinienne. Ils l'avaient.


Et les Américains ! On ne parle jamais d'eux, mais les Américains, ils ont raté leur révolution au moins autant - sinon pire - que les Bolcheviques. Faut pas charrier... Les Américains, même avant la guerre d'Indépendance, ils se présentent comme... mieux qu'une nouvelle nation. Ils ont dépassé les nations, exactement comme Marx le dira du prolétaire. Ils ont dépassé les nations: les nations, c'est fini! Ils amènent le nouveau peuple. Ils font la vraie révolution. Et, exactement comme les marxistes compteront sur la prolétarisation universelle, les américains comptent sur l'émigration universelle. C'est les deux faces de la lutte des classes. C'est absolument révolutionnaire ! C'est l'Amérique de Jefferson, c'est l'Amérique de Thoreau et c'est l'Amérique de Melville... Tout ça: c'est une Amérique complètement révolutionnaire qui annonce le nouvel homme, exactement comme la révolution bolchevique annonçait le nouvel homme. Bon, elle a foiré.

Toutes les révolutions foirent. Tout le monde le sait : on fait semblant de le redécouvrir, là. Faut être débile ! Alors, là-dessus, tout le monde s'engouffre. C'est le révisionnisme actuel. Il y a Furet qui découvre que la révolution française, c'était pas si bien que ça. Très bien, d'accord: elle a foiré aussi. Et tout le monde le sait ! La révolution française, elle a donné Napoléon. On fait des découvertes qui, au moins, ne sont pas très émouvantes par leur nouveauté. La révolution anglaise, elle a donné Cromwell... La révolution américaine, elle a donné... quoi ? Elle a donné Reagan. Ca ne me parait pas tellement plus fameux. Alors, qu'est-ce que ça veut dire ? On est dans un tel état de confusion. Que les révolutions échouent, que les révolutions tournent mal, ça n'a jamais empêché les gens... ni fait que les gens ne deviennent pas révolutionnaires !

On mélange deux choses absolument différentes : d'une part,  les situations dans lesquelles la seule issue pour l'homme c'est de devenir révolutionnaire, et, d'autre part,  de l'Avenir de la Révolution. Les historiens, ils nous parlent de l'Avenir de la révolution, l'Avenir des révolutions... Mais c'est pas du tout la question ! Alors, ils peuvent toujours remonter aussi haut pour montrer que si l'Avenir a été mauvais, c'est que le mauvais était déjà là depuis le début, mais le problème concret, c'est: comment et pourquoi les gens Deviennent-ils révolutionnaires. Mais ça, heureusement, les historiens ne l'empêcheront pas. C'est évident que les Africains du Sud, ils sont pris dans un Devenir révolutionnaire. Les Palestiniens, ils sont pris dans un Devenir révolutionnaire. Si on me dit après: "Vous verrez, quand ils auront triomphé... Si leur révolution réussit, ça va mal tourner !"... D'abord, ce serait pas les mêmes. Ce ne seront pas du tout les mêmes genres de problèmes.

Et puis, bon : ça créera une nouvelle situation, à nouveau il y aura des devenirs révolutionnaires qui se déclencheront... L'affaire des hommes, dans les situations de tyrannie, d'oppression, c'est effectivement le Devenir révolutionnaire, parce qu'il n'y a pas d'autre chose à faire. Quand on nous dit après "Ah, ça tourne mal", tout ça.. : on ne parle pas de la même chose. C'est comme si on parlait deux langues tout à fait différentes : l'Avenir de l'histoire et le Devenir actuel des gens, c'est pas la même chose. »

Gilles Deleuze

2 commentaires:

hedidh.blogspot.com a dit…

Pouvez-vous joindre les références de ce texte , son contexte?
Merci

Anonyme a dit…

L'Abécédaire de Gilles Deleuze - Pierre-André Boutang (1996) [PART 1]

Lettre G : "gauche"

http://video.google.com/videoplay?docid=438091653681675611#