Le deshonneur français


LA RÉVOLTE du peuple tunisien, qui dure maintenant depuis un mois, s'est soldée à ce jour par la mort de plus de 50 personnes tombées sous les balles de la police du régime. Cette révolte, initialement cantonnée à des revendications sociales, s'est vite transformée à la surprise de tous en une révolte ouvertement politique. Les manifestants, plus nombreux chaque jour, ont provoqué le départ du président Ben Ali et de sa famille, et réclament l'avènement d'un régime démocratique.

Face à cette situation dramatique dont les enjeux n'échappent à personne, le gouvernement français a d'abord réagi par un silence assourdissant. Puis ont suivi un certain nombre de déclarations sidérantes : celles du ministre de l'agriculture, Bruno Le Maire estimant que le président Ben Ali était " souvent mal jugé " ; celle du ministre de la culture, Frédéric Mitterrand, osant affirmer : " Dire que la Tunisie est une dictature univoque, comme on le fait si souvent, me semble tout à fait exagéré " ; celle de François Baroin, porte-parole du gouvernement, déclarant que " déplorer les violences, appeler à l'apaisement, faire part de ses préoccupations, c'est une position équilibrée que défend aujourd'hui la France au regard de la situation tunisienne " ; enfin, celle de la ministre des affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, appelant devant l'Assemblée nationale à " déplorer les violences ", ajoutant que " la priorité doit aller à l'apaisement après des affrontements qui ont fait des morts ", suggérant enfin que " le savoir-faire, reconnu dans le monde entier, de nos forces de sécurité permette de régler des situations sécuritaires de ce type ". " C'est la raison pour laquelle nous proposons effectivement aux deux pays - Algérie et Tunisie - de permettre, dans le cadre de nos coopérations, d'agir pour que le droit de manifester puisse se faire en même temps que l'assurance de la sécurité. " Une proposition si stupéfiante qu'elle a disparu de la version finale du communiqué transmis par le ministère des affaires étrangères.

Marquée par une déshonorante tradition de complaisance à l'égard de la dictature tunisienne, la position du gouvernement français est devenue intenable. Tous les arguments mobilisés depuis vingt ans par la France avec la plus grande mauvaise foi (" le régime de Ben Ali n'est pas une vraie dictature ", " il est un rempart contre l'islamisme ", " il n'y a pas d'opposition ni d'alternative politique "), ont volé en éclats en l'espace de quelques semaines. Le peuple tunisien se bat pour ses libertés civiles et réclame son droit à vivre dans une démocratie.

Occasion historique

Pour cette raison, nous appelons toutes et tous à faire part publiquement de leur soutien aux revendications du peuple tunisien, et nous exigeons du gouvernement et de la diplomatie française, comptables devant les citoyens français et devant nos concitoyens franco-tunisiens, ainsi que les Tunisiens vivant en France, de prendre acte de la légitimité de ces revendications et d'agir en conséquence, en affirmant enfin, et de façon claire, un soutien au peuple tunisien en lutte contre un régime violemment répressif.

Il ne s'agit pas seulement là d'une question de principe : il est également dans l'intérêt de tous que le gouvernement français cesse de soutenir un régime honni et d'ores et fortement ébranlé, et qu'il saisisse cette occasion historique de contribuer à l'avènement d'une démocratie authentique dans le monde arabe.


Etienne Balibar, professeur émérite de l'université Paris-X (Nanterre) ;

Esther Benbassa, directrice d'études à l'EPHE (Sorbonne) ;

Luc Boltanski, directeur d'études à l'EHESS ;

Robert Castel, directeur d'études à l'EHESS ;

Jacques Rancière, professeur émérite à l'université Paris-VIII (Saint-Denis) ;

Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France ;

Dominique Schnapper, sociologue

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