De l'indigénat bruxellois


« Pour le colonisé, l'objectivité est toujours dirigée contre lui...» (Frantz Fanon)

 Nous l’avions écrit quelque part, la lecture de la presse belge est pour nous une épreuve. Mais voici que le masque grimaçant de la belgitude, son nihilisme speculoos notamment, s'impose une nouvelle fois à nous. Il n’est décidément nul exil dans le « village global » d’aujourd’hui…

Ainsi, dans le dernier numéro du Monde Diplomatique (Août 2008), on peut lire un article intitulé « Avec les jeunes de Bruxelles enfermés dans leurs quartiers», écrit par Olivier Bailly, Madeleine Guyot, Almos Mihaly et Ahmed Ouamara, quatre paires de bras cassés qui ont de l’entregent...

Les articles traitant du Bruxelles sociologique sont tellement rares, dans la grande presse, que ce texte mérite qu’on s’y arrête un peu. Comme souvent en lisant ce type de production pseudo-savante on apprend plus sur les auteurs, et leur géographie mentale, que sur leur objet d’étude. Et puis qu'ont-ils à nous apprendre sur la dirty old town, le «sépulcre blanchi» cher à Conrad, où nous sommes né ? Ainsi, sous les dehors euphémisés de la science, drapé derrière une « objectivité » de façade, on distingue un racisme de classe (1), voire un racisme tout court.

Objectivons l’objectivation et déterminons d’où ça parle très exactement. Qu'y voit-on ? A l'évidence, les valeurs petites-bourgeoises des auteurs - petite-bourgeoisie dans sa variante culturelle (Yuppies, Bobos…) - qui sont aussi situées socialement et historiquement, affleurent partout dans l'article. On y trouve, sous-jacentes, la rédemption par la « culture », pourtant démontée par Bourdieu depuis belle lurette ; la valorisation de la « diversité » dont Sarkozy est le chantre outre-Quiévrain et l’exigence de « mobilité », du je bouge donc je suis, qui confine à la névrose. Soit les lieux communs idéologiques les mieux partagés actuellement.

L'ironie - mais en est-ce vraiment une?- est qu'ils le sont aussi par les aménageurs urbains du jour ; chez eux ce discours sert essentiellement, d'une part, à gentrifier la ville - embourgeoisement des quartiers populaires - et, d'autre part, à développer une « urbanité factice » (Mike Davies) à l'usage des élites déterritorialisées, bref, à chasser les « indigènes » désargentés de celle-ci.

En quoi serait-il plus légitime de jouer au foot dans un club que dans la rue ? En quoi boire un verre aux Halles Saint-Géry, plutôt qu’à Cureghem, permettrait-il de s’émanciper ? De quelles plus-values le nomadisme contemporain, par rapport à la Street corner society des classes populaires, peut-il se prévaloir ? Hoggart parlant du rapport au « local » de la classe ouvrière, observait que pour celle-ci, « il suffit de franchir le seuil de l’habitation ou de s’asseoir sur une des marches de l’entrée, par une chaude soirée d’été, pour se trouver plongé sans transitions dans la vie du quartier » (2). Mais, par delà ces jugements de valeurs sommaires, à l’emporte pièce, discours descriptif qui trahit un discours prescriptif de contrebande, la manière même dont est considérée la jeunesse des classes populaires est plus qu’ambiguë. Tout dans sa description relève d’une rhétorique du manque, du lacunaire. Cette jeunesse est « engluée », « cloisonnée », dotée d’ « une palette d’identité extrêmement réduite », en « déficit de capital social, culturel, économique », « incapable de rencontrer l’autre »… Bref, une jeunesse, et une humanité, par défaut !

Mais au déficient, il faut ajouter la menace. En creux, car le discours pseudo-scientifique aime le non-dit et l'implicite, cette jeunesse issue des classes laborieuses, appartient aussi aux classes dangereuses, puisqu’elle est productrice « de fantasmes et de rumeurs sur l’autre » qui se finissent en « heurts » comme on le sait. Eh oui, si cette jeunesse suscite des représentations douteuses, elle ne le doit qu’à elle même, elle n’avait qu’à pas être, ainsi va la pensée réactionnaire, soft et new look, d’à-présent…

Soit un portrait de cette jeunesse qui est surtout un portrait des préjugés de classe des auteurs dont le dispositif scientifique élude, dissimule la position sociale de ceux-ci. Un portrait sans nuance, sans relief, coulé dans du béton qui emprunte les ressorts stéréotypiques les plus éculés du discours qu’il voulait dénoncer. On n’échappe pas à son ethos de classe - que l'appartenance de classe soit de fait ou en terme d'aspiration !

Un portrait qui fait très peu de cas du point de vue des « indigènes », sinon, ils auraient remarqué qu’ils sont, eux aussi, dotés de complexité, d’intelligence et d’inventivité ; ils auraient remarqué que sous l’aliénation apparente, on peut y voir des ruses subtiles, des tactiques de résistance, de l'imaginaire bricolé (ethnoscape) et une volonté d’émancipation qui s'exprime à leur manière (3), car le « droit à la ville » ne se reçoit pas, il se prend.

Mais le point de vue misérabiliste et paternaliste aime le roman de l'émancipation dont il serait le héros. Et ce héros aime à parler à la place de... On l'aura compris, ce point de vue sert - encore et toujours - à asseoir un rapport de force. Devinez qui en est le bénéficiaire ? Et devinez au détriment de qui il se fait ?

Le Bougnoulosophe

(1) « Il faut avoir à l’esprit qu’il n’y a pas un racisme, mais des racismes : il y a autant de racismes qu’il y a de groupes qui ont besoin de se justifier d’exister comme ils existent, ce qui constitue la fonction invariante des racismes. » (Bourdieu)
(2) Richard Hoggart, La culture du pauvre, Traduction Française, Editions de Minuit, 1970, coll. « Le Sens Commun ».
(3) « Nous devrions accepté les limites de notre imaginaire quant au pouvoir et au principe d'organisation qui sont les leurs - les dominés - , et donc accepter qu'ils imaginent des choses que nous ne pouvons saisir facilement.» (Edward Saïd, Réflexions sur l'exil et autres essais)

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