Les Arabes et la Shoah

L'un des derniers panneaux de Yad Vashem (le mémorial de la Shoah à Jérusalem) est la photo de la rencontre entre Adolf Hitler et Amin al-Husseini*, mufti de Jérusalem, figure du nationalisme palestinien des années 1930 et 1940, et collaborateur zélé du IIIe Reich. C'est la seule présence palestinienne (et arabe) dans une rétrospective retraçant la longue histoire des persécutions des Juifs européens jusqu'à la création de l'Etat d'Israël en passant par les camps de la mort.
Ce choix iconographique suggère sans nuance que l'opposition des Palestiniens au projet sioniste prolonge l'antisémitisme nazi. Ce raccourci alimente abondamment une littérature anti-arabe, comme une historiographie apparemment plus nuancée mais tout autant pétrie de préjugés, quand elle n'est pas mise au service d'une véritable guerre intellectuelle. Cette production imprègne profondément le consensus israélien, mais aussi l'opinion des décideurs américains, et tout particulièrement les néoconservateurs, et bon nombre d'esprits européens. Elle favorise les amalgames qui croient percevoir derrière tous les nationalistes arabes (Nasser, Saddam Hussein ou Arafat) l'ombre d'Hitler - sans parler d'Oussama Ben Laden et de Mahmoud Ahmadinejad.
Ainsi le conflit israélo-arabe ne se réduit pas aux guerres menées sur les champs de bataille du Moyen-Orient. Il comprend aussi une autre dimension, une guerre à coup de récits opposés et de négation des récits des autres, tournant autour des deux traumatismes à l'origine du conflit : la Shoah, la destruction des Juifs d'Europe, et la Nakba, le déracinement des Arabes de Palestine.
Or, face à cette littérature abondante et orientée n'existait aucune voix alternative. L'historien franco-libanais Gilbert Achcar, dans Les Arabes et la Shoah, s'est lancé dans l'entreprise titanesque de réexaminer avec rigueur les positionnements arabes face à la tragédie vécue par les Juifs. Avec certes le souci de réfuter les visions essentialisantes de l'Islam et des Arabes, mais sans aucune complaisance pour la stupidité du négationnisme que profèrent les islamistes ou ceux qui croient défendre les Palestiniens.
L'examen couvre le XXe siècle jusqu'à nos jours, puisque les attitudes actuelles s'enracinent largement dans la diversité des positionnements durant l'entre-deux-guerres. Confrontés au double défi de la tutelle britannique et de la colonisation sioniste en Palestine, sur fond de montée du nazisme en Europe, les nationalistes arabes se répartissent sur l'ensemble du spectre idéologique (démocrates, conservateurs, panislamistes, marxistes…). L'inspiration idéologique fasciste ne se retrouve finalement que dans des groupes minoritaires. Quant à la confusion Juif/sioniste, sa progression est indexée sur la montée des tensions en Palestine, et l'antisémitisme arabe aura rarement eu, à cette période, la caractère racialiste de l'antisémitisme européen.
Gilbert Achcar consacre un important développement au cas d'Amin al-Husseini, mais c'est autant pour exposer l'inconséquence politique de sa collaboration avec les nazis - et ses surenchères nationalistes qui auront finalement précipité la catastrophe palestinienne - que pour démontrer le peu d'impact qu'aura eu son engagement, pourtant surexploité par l'historiographie pro-israélienne. La diversité des opinions politiques et idéologiques est tout aussi grande aujourd'hui.
Son souci constant d'objectivité et de distance critique font de ses travaux une contribution majeure au débat visant à clarifier les réels enjeux au Moyen Orient, à savoir une reconnaissance pleine et mutuelle de la Shoah et de la Nakba, condition indispensable, selon l'auteur, pour que s'établisse un dialogue sincère entre Arabes et Israéliens.
*Par exemple, dans l’Encyclopedia of the Holocaust, publiée à New York en 1990 en association avec Yad Vashem, l’article traitant du Mufti est plus long que ceux consacrés à des dignitaires nazis comme Himmler, Goering, Goebbels, Heydrich ou Eichmann....

Entretien radio avec Gilbert Achcar

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