De la résistance indigène

Abdel

La cause est entendue : dans l'affaire du bidonnage sur la femme de polygame, Le Point a été "piégé". C'est un "coup monté". D'ailleurs, ils vont enquêter pour savoir quels intérêts occultes peut bien servir cette sombre manigance. Mais oui, je n'invente rien. C'est bien leur promesse. Giesbert , patron du Point, à l'AFP : "nous allons enquêter. Ca montre à quel point notre métier est difficile". En effet. Rien de plus difficile que la production spontanée de polygames, et de femmes de polygames, pour sucer la roue d'Hortefeux. C'est un métier ingrat. Quoique nécessaire à la démocratie.

Le Point devrait se poser une question, et une seule: s'il est vrai que la polygamie, comme le répète la chanson du gouvernement, est un des plus graves problèmes de l'heure, s'il est vrai que le mal se répand, alors comment se fait-il qu'avec vingt ans de métier, avec un carnet d'adresses gros comme ça, Jean-Michel Décugis, spécialiste du sujet au Point, ne parvienne pas à trouver un seul vrai ménage polygame dans la région parisienne ? Le spécialiste n'en a-t-il jamais rencontré directement ? Réponse attendue.

Je ne connais pas Jean-Michel Décugis, qui étale son désarroi depuis hier. Je crois évidemment à la sincérité de ce désarroi. Je suis tout prêt à croire que c'est un bon journaliste, qui ne pense pas à mal. Mais il me semble que certains détails lui échappent. Voici donc notre humble contribution à l'enquête du Point.

Dans un entretien à Rue89, parlant d'Abdel, Décugis assure qu'il n'a "aucun discours derrière pour étayer ce qu'il entend dénoncer". Quand, dans la même interview, on lui fait remarquer qu'il a ajouté dans son article des détails visuels, alors qu'il n'a pas rencontré "Bintou", Décugis répond : "je mets en images ce qu'Abdel m'a dit".

Et voilà, Décugis. Ce "joli visage légèrement scarifié", que vous n'avez jamais vu, et pour cause, est précisément ce qu'Abdel n'a pas supporté.

Abdel nous a envoyé son mail jeudi, en début d'après-midi. Il venait de lire Le Point. Un mail en trois lignes, révolté.

Vendredi matin à la première heure, quand il a déboulé dans le bureau avec son ordinateur, après nous avoir raconté l'histoire jeudi soir au téléphone, heureux et déjà épaté de la dimension que prenait sa blague, il ne savait pas où il arrivait. Notre site, il ne le connaissait pas. C'est son grand frère, qui lui a conseillé de contacter deux médias : le Canard enchaîné, et nous. Alors, il a regardé wikipedia en vitesse, il y a vu que les confrères nous appelaient "les boeufs carotte", la "police des polices", et il s'est senti en confiance.

Suite du "coup monté" : on commence à regarder sa video. On est morts de rire. Je lui dis qu'on veut la mettre toute entière sur le site. Et que j'aimerais l'interviewer sur le plateau, qu'on tourne dans une heure. Ah, il ne s'y attendait pas du tout. Il fait son apprentissage à toute vitesse.

Il semble hésiter. Le temps presse. Je crève un abcès : je lui dis qu'on ne le paiera pas. Les préjugés. Idiots, mais inévitables. J'ai honte, mais j'évacue quand même la question, pour qu'on n'y pense plus. Je lui explique que jamais on ne paie une information. Mais il me rassure. Sans une hésitation. Il n'attend pas d'argent. La chose ne lui avait même pas traversé l'esprit. Abdel est limpide et joyeux. Il est mû par une révolte très pure, très saine. J'aurais aimé que Décugis le voie, à cet instant-là.

Tout de même, il voudrait juste prendre conseil. Il appelle (son grand frère, j'imagine). Et revient me voir après cinq minutes : OK pour toute la vidéo, mais on n'aura pas l'exclusivité. "Je veux rester maître de mes images". Ca me va. On s'en fiche, de l'exclusivité.

Ensuite, le plateau, vous l'avez vu. Cette allégresse. Cette revanche, surtout, contre la grosse machine. On n'imagine pas, à quel point la grosse machine les écrase. Il faudrait pouvoir la regarder d'en dessous, la grosse machine, la voir exactement comme ils la voient, comme une représentation permanente, une sorte de nuage monstrueux qui leur a toujours bouché le ciel, depuis la naissance, sans aucune trouée. Dans quel désespoir ils vivent, écrasés par cette image qu'on leur renvoie, racailles, trafics, caïds, maffias de quartier, polygamie, zones de non droit, tout ce dispositif pujado-ferrarien, les grosses couvertures, "les vérités qu'on vous cache", tout ça. Cette représentation permanente qui a toujours été là, qui sera toujours là, parce qu'ils n'ont aucun, mais vraiment aucun moyen, de sortir de cette image. On a beau essayer, on ne l'imagine pas.

Et puis, un jour, il y a la goutte d'eau. Ce détail visuel supplémentaire, rajouté dans l'article, qui atteste de la mauvaise foi, de la triche. Et s'il y a triche, c'est bien qu'il y a un adversaire. Une volonté de nuire, quelque part. Implacable. Et tout d'un coup, l'injustice hier endurée comme une fatalité météorologique, devient insupportable. Et voilà comment on balance un mail de trois lignes, à un site qu'on ne connaît pas.

Osons le mot. Le gamin qui a déboulé hier matin, intègre et joyeux, pour nous raconter le bidonnage du Point, est un résistant d'aujourd'hui. Monté des profondeurs. Mû par quelque chose d'invincible. Je suis fier de l'avoir rencontré.

Daniel Schneidemann

Il existe également une figure féminine de résistance indigène : Nabila Laïb (« fixeuse » à Vitry!)



2 commentaires:

Anonyme a dit…

L'usage du mot "fixeur", dans le contexte d'un reportage en France, participe aussi du bidonnage. Pourquoi appliquer aux quartiers populaires cette terminologie qui relève du reportage de guerre sinon pour justifier un survol ultérieur de ces territoires par les drones?

Madame Soleil a dit…

Tu ne crois pas si bien dire:
http://www.rue89.com/entretien/2010/10/03/letat-se-prepare-a-une-guerre-dans-les-cites-169076?page=0#comment-1816552

http://www.politis.fr/Si-Tu-Veux-La-Guerre-Prepare-La,11732.html?utm_source=twitterfeed&utm_medium=facebook