De l'image du colonisé

« Tout comme la bourgeoisie propose une image du prolétaire, l’existence du colonisateur appelle et impose une image du colonisé. Alibis sans lesquels la conduite du colonisateur et celle du bourgeois, leurs existences mêmes, sembleraient scandaleuses. Mais nous éventons la mystification, précisément parce qu’elle les arrange trop bien.

Lorsque le colonisateur affirme, dans son langage, que le colonisé est un débile, il suggère par là que cette déficience appelle la protection. D’où, sans rire – je l’ai entendu souvent – la notion de protectorat. Il est dans l’intérêt du colonisé qu’il soit exclu des fonctions de direction ; et que ces lourdes responsabilités soient réservées au colonisateur. Lorsque le colonisateur ajoute, pour ne pas verser dans la sollicitude, que le colonisé est un arriéré pervers, aux instincts mauvais, voleur, un peu sadique, il légitime ainsi sa police et sa juste sévérité. Il faut bien se défendre contre les dangereuses sottises d’un irresponsable ; et aussi, souci méritoire, le défendre contre lui-même ! De même pour l’absence de besoins du colonisé, son inaptitude au confort, à la technique, au progrès, son étonnante familiarité avec la misère : pourquoi le colonisateur se préoccuperait-il de ce qui n’inquiète guère l’intéressé ? Ce serait, ajoute-t-il avec une sombre et audacieuse philosophie, lui rendre un mauvais service que de l’obliger aux servitudes de la civilisation. Allons ! Rappelons-nous que la sagesse est orientale, acceptons, comme lui, la misère du colonisé. De même encore pour la fameuse ingratitude du colonisé, sur laquelle ont insisté des auteurs dits sérieux : elle rappelle, à la fois, tout ce que le colonisé doit au colonisateur, que tous ces bienfaits sont perdu, et qu’il est vain de prétendre amender le colonisé.

Il est remarquable que ce tableau n’ait pas d’autre nécessité. Il est difficile, par exemple, d’accorder entre eux la plupart de ces traits, de procéder à leur synthèse objective. On ne voit guère pourquoi le colonisé serait à la fois mineur et méchant, paresseux et arriéré. Il aurait pu être mineur et bon, comme le bon sauvage du XVIIIe siècle, ou puéril et dur à la tâche, ou paresseux et rusé. Mieux encore, les traits prêtés au colonisé s’excluent l’un l’autre, sans que cela gêne son procureur. On le dépeint en même temps frugal, sobre, sans besoins étendus et avalant des quantités dégoûtantes de viande, de graisse, d’alcool, de n’importe quoi ; comme un lâche, qui a peur de souffrir, et comme une brute qui n’est arrêtée par aucune des inhibitions de la civilisation, etc.

Preuve supplémentaire qu’il est inutile de chercher cette cohérence ailleurs que chez le colonisateur lui-même. À la base de toute la construction enfin, on trouve une dynamique unique : celle des exigences économiques et affectives du colonisateur ; qui lui tient lieu de logique, commande et explique chacun des traits qu’il prête au colonisé. En définitive, ils sont tous avantageux pour le colonisateur, même ceux qui, en première apparence, lui seraient dommageables.

En fait, ce qu’est véritablement le colonisé importe peu au colonisateur. Loin de vouloir saisir le colonisé dans sa réalité, il est préoccupé de lui faire subir cette indispensable transformation. Et le mécanisme de ce repétrissage du colonisé est lui-même éclairant...

Ce délire destructeur du colonisé, étant né des exigences du colonisateur, il n’est pas étonnant qu’il y réponde si bien, qu’il semble confirmer et justifier la conduite du colonisateur. Plus remarquable, plus nocif peut-être, est l’écho qu’il suscite chez le colonisé lui-même.

Confronté en constance, avec cette image de lui-même, proposée, imposée dans les institutions comme dans tout contact humain, comment n’y réagirait-il pas ? Elle ne peut lui demeurer indifférente, plaquée sur lui de l’extérieur, comme une insulte qui vole avec le vent. Il finit par la reconnaître, tel un sobriquet détesté mais devenu un signal familier. L’accusation le trouble, l’inquiète d’autant plus qu’il admire et craint son puissant accusateur. N’a-t-il pas un peu raison, murmure-t-il ? Ne sommes-nous pas, tout de même, un peu coupables ? Paresseux, puisque nous avons tant d’oisifs ? Timorés, puisque nous nous laissons opprimer ?… Souhaité, répandu par le colonisateur, ce portrait mythique et dégradant finit, dans une certaine mesure, par être accepté et vécu par le colonisé. Il gagne ainsi une certaine réalité et contribue au portrait réel du colonisé.

Ce mécanisme n’est pas inconnu : c’est une mystification. L’idéologie d’une classe dirigeante, on le sait, se fait adopter dans une large mesure par les classes dirigées. Or toute idéologie de combat comprend, partie intégrante d’elle-même, une conception de l’adversaire. En consentant à cette idéologie, les classes dominées confirment d’une certaine manière, le rôle qu’on leur a assigné. Ce qui explique, entre autres, la relative stabilité des sociétés ; l’oppression y est, bon gré mal gré, tolérée par les opprimés eux-mêmes. Dans la relation coloniale, la domination s’exerce de peuple à peuple, mais le schéma reste le même. La caractérisation et le rôle du colonisé occupent une place de choix dans l’idéologie colonisatrice. Caractérisation infidèle au réel, incohérente en elle-même, mais nécessaire et cohérente à l’intérieur de cette idéologie. Et à laquelle le colonisé donne son assentiment, troublé, partiel, mais indéniable.

Voilà la seule parcelle de vérité dans ces notions à la mode : complexe de dépendance, colonisabilité, etc. Il existe, assurément, – à un point de son évolution – une certaine adhésion du colonisé à la colonisation. Mais cette adhésion est le résultat de la colonisation et non sa cause, elle naît après et non avant l’occupation coloniale. Pour que le colonisateur soit complètement le maître, il ne suffit pas qu’il le soit objectivement, il faut encore qu’il croie à sa légitimité. Et pour que cette légitimité soit entière, il ne suffit pas que le colonisé soit objectivement esclave, il est nécessaire qu’il s’accepte comme tel. En somme le colonisateur doit être reconnu par le colonisé. Le lien entre le colonisateur et le colonisé est ainsi destructeur et créateur : il détruit et recrée les deux partenaires de la colonisation, en colonisateur et colonisé est ainsi destructeur et créateur : il détruit et recrée les deux partenaires de la colonisation, en colonisateur et colonisé : l’un est défiguré en oppresseur, en être partiel, incivique, tricheur, préoccupé uniquement de ses privilèges, de leur défense, à tout prix ; l’autre en opprimé, brisé dans son développement, composant avec son écrasement.

De même que le colonisateur est tenté de s’accepter comme colonisateur, le colonisé est obligé, pour vivre, de s’accepter comme colonisé.»

(Albert Memmi, « Portrait du colonisé » dans Esprit, en mai 1957 )

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