De quoi Howard Zinn est-il le nom ?

La mort, il y a quelques jours, de l'historien Howard Zinn nous prive, chercheurs, américanophiles, esprits curieux, d'une des plus belles paroles américaines, celle d'un intellectuel qui fut également un héros de l'histoire des Etats-Unis du XXe siècle. Ouvrier avant de devenir soldat puis professeur, il aura été de toutes les luttes pour une Amérique plus juste : pour les droits civiques, contre la guerre du Vietnam, contre les ravages du capitalisme, contre les discriminations raciales et sexistes, contre la guerre d'Irak. Intellectuel et activiste, il incarna par son existence une forme de courage, d'intégrité et de clairvoyance que l'on a eu trop tendance à caricaturer en gauchisme suranné et vain.

Dans la préface de son étude Le Peuple, Jules Michelet s'adresse à Edgar Quinet en ces termes : "Ce livre, je l'ai fait de moi-même, de ma vie et de mon cœur. Il est sorti de mon expérience, bien plus que de mon étude. Je l'ai tiré de mon observation, de mes rapports d'amitié, de voisinage ; je l'ai ramassé sur les routes… Enfin pour connaître la vie du peuple, ses travaux, ses souffrances, il me suffisait d'interroger mes souvenirs." Bien avant d'écrire son histoire du peuple des Etats-Unis, Hower Zinn a lui aussi fait l'expérience de l'histoire. Après s'être ouvert aux brutalités sociales dans le New York prolétaire des sourdes luttes de classes observées par Dos Passos, c'est dans le Sud ségrégationniste qu'il s'engage et qu'il devient un radical. A ce moment-là, dans ce pays-là, seul un héros pouvait quitter le confort du monde blanc pour s'engager dans ce combat. Révolté par le racisme institutionnalisé qui interdit aux Africains-Américains de manger au même comptoir que les Blancs, il devient leur compagnon de lutte.

Non seulement s'engagea-t-il dans le mouvement des droits civiques le plus radical de l'époque, le Student Non-Violent Coordinating Comittee, participant physiquement aux confrontations sanglantes avec la police et les Blancs hostiles, mais il s'imprégna de la pensée noire la plus forte et la plus révolutionnaire. De la lecture de Dickens, il passe à celle de W.E.B. Du Bois, de Martin Luther King Jr pour s'attarder plus tard sur la pensée de Malcolm X dont il tirera un chapitre remarquable de son histoire du peuple américain. Dépassant la vulgate marxiste qui n'est jamais véritablement parvenue à articuler conscience de classe et conscience de race, Zinn se convertit à une pensée de gauche complexe dans laquelle on ne peut penser la question des discriminations raciales sans les lier au capitalisme et à l'impérialisme, une même rhétorique nationale les reliant.

Comme Jean-Pierre Vernant après son engagement dans la Résistance, il puise dans la lutte avec les camarades l'inspiration d'un travail qui cherchera avant tout la remémoration et le témoignage des acteurs afin de raconter une histoire "vraisemblable" à défaut d'être vraie. Il s'indigne en effet de l'absence des voix du peuple dans les textes canoniques de la démocratie américaine. Bien avant le travail de Bourdieu sur les pratiques de contrôle social et les formes de domination discursives et bien avant la conversion des campus américains aux études minoritaires (Chicano Studies, Gender Studies, Subaltern Studies….) qui institutionnalisent à la fin des années 1970 la relecture des textes-maîtres dans une perspective dissidente, Zinn interrogeait : "Nous le peuple ?" De quel peuple parle-t-on, raille-t-il, lorsque l'on récite la Constitution américaine, la main sur le cœur ? Intégrons-nous ceux à qui l'on refuse la citoyenneté de droit et les milliers d'oubliés des manuels scolaires, Amérindiens, pauvres, immigrés ? Les héros américains sont-ils ceux dont on nous dit qu'il est de notre devoir de les vénérer ?

Aujourd'hui, les livres abondent qui soulignent les incohérences de Lincoln ou les mensonges de Jefferson. Mais lorsque Zinn commence à publier dans les années 1960, l'intelligentsia le taxe de propagandiste "communiste" et sa parole est disqualifiée comme "anti-américaine". Il refuse, il est vrai, toutes les entourloupes du contrat social américain d'alors, au premier rang desquels la guerre du Vietnam et toutes celles, ultérieures, qui prétendront que l'Amérique est impériale parce qu'elle est bonne. Il n'a pas attendu qu'il soit de bon aloi de critiquer le bellicisme viscéral de l'administration de George W. Bush. Pas plus qu'il ne cacha ses inquiétude face à la politique de Barack Obama en Afghanistan, quelques mois à peine après l'élection euphorisante de ce dernier.

C'est aussi dans la salle de classe qu'il vivait son engagement, d'abord dans le collège pour jeunes filles noires de Spellman à Atlanta, où l'on envoyait les professeurs juifs privés de postes ailleurs, puis à New York et enfin à Boston. Sans jamais abandonner la lutte contre les inégalités et les injustices qu'il voyait miner l'idéal démocratique du pays, il enseigna à des milliers d'étudiants à regarder l'histoire de façon oblique, à renoncer à la prétentieuse vérité officielle pour choisir une "intrigue" (pour reprendre le mot de Paul Veyne) : la force historique des humiliati, par les yeux desquels le grand récit national nous apparaît moins glorieux, mais aussi plus riche. Craignant plus que tout la neutralité qui rend complice, il forma et soutint nombre d'historiens critiques qui revisitent l'histoire du monde avec une attention particulière au point de vue des insatisfaits. La romancière Alice Walker dit qu'elle n'eut jamais meilleur professeur. Sans doute le million et demi d'Américains qui ont acheté Une histoire populaire des Etats-Unis depuis sa parution en 1980 sont-ils également à compter parmi ses élèves.

A l'heure où le centrisme résigné de Barack Obama semble déboucher sur une impasse démocratique, la voix d'Howard Zinn nous rappelle que la gauche n'est pas une idée folle en Amérique.

Sylvie Laurent

1 commentaire:

Ali Mataev a dit…

"Dépassant la vulgate marxiste qui n'est jamais véritablement parvenue à articuler conscience de classe et conscience de race, Zinn se convertit à une pensée de gauche complexe dans laquelle on ne peut penser la question des discriminations raciales sans les lier au capitalisme et à l'impérialisme, une même rhétorique nationale les reliant."

Voici une crotte de nez à destination de la "Gauche moisie" de L.O à Mélanchon, des féministes pour de rire du NPA aux laïcistes anarchistes (un bel oxymoron) d'Alternative libertaire... Et je ne parle pas du P.S....
Ceux-la même qui font leur sortie grotesque à propos de la candidature de Ilham Moussaïd !