Chibanisme

« N’importe quel chibani de Belleville est plus sage dans ses paroles qu’aucun de nos soi-disant dirigeants dans toutes ses déclarations. » (L’insurrection qui vient)

En plein cœur de Belleville, « Le Café social », synthèse d’un centre social et d’un café à l’orientale, accueille quotidiennement des maghrébins âgés. Venus en France pour travailler, ils sont restés.

Les dominos et les cartes glissent avec habilité dans les mains calleuses des migrants retraités. Pas un bruit ou presque n’émane des petits groupes de joueurs attablés. Costumes ajustés et parfois cannes au bras, ils sont éparpillés à la volée dans la salle du Café social. Ce bar au charme désuet est le repère des chibanis, « les cheveux blancs » en arabe dialectal, des Maghrébins arrivés en France dans les années 1960 ou 1970. « Pour travailler, glisse Temam en sirotant son café. A l’époque c’était facile, on venait comme on voulait et il fallait faire vivre la famille là-bas. » Ancien commerçant de 67 ans, au visage moucheté de tâches de vieillesse, il réajuste son écharpe avec coquetterie, la main tremblante. «Pourquoi voulez vous que je reparte alors que je suis à la retraite ? Je suis ici depuis 47 ans et je reste en France, malgré que je suis algérien (sic) ».

Comme lui, des centaines d’immigrés des Trente Glorieuses vivent dans les rues, les hôtels, les foyers et les appartements du 20ème arrondissement de Paris. Et se rejoignent ici, pour un thé ou une aide administrative.Ces hommes venus en célibataires, anciens ouvriers du bâtiment, commerçants, jardiniers, ont débarqué à Belleville un jour, ne pensant rester qu’un temps, puis ont joué les prolongations. Par choix ou par obligation, ils ont pris leurs habitudes, se sont adaptés, ont fini par se sentir chez eux. « Ici c’était la belle ville et la belle vie », dit Tayyeb, le doyen du café.Pour la plupart, l’heure de la retraite a sonné inopinément. Une retraite modeste, souvent complétée grâce au minimum vieillesse, qui ne permet pas de résider plus de 6 mois hors de France. Alors bon gré, mal gré, il faut vivre entre deux pays « Ma famille est en Algérie, mais mes copains sont en France », explique Temam. Il assure vouloir rester en France, même dans des conditions précaires : il habite un hôtel meublé de la rue de Ménilmontant. Dans la chambre, les photos évoquent sa Kabylie natale.Quand la porte s’ouvre, le brouhaha du boulevard de Belleville s’engouffre dans le café.

Fatima, 67 ans, petit bout de femme pimpante, se renseigne sur la prochaine visite du médecin au Café Social. Elle aussi se rend au pays pour les fêtes : « pour ne pas rester seule et parce que j’aime danser et chanter ». A son arrivée à Paris en 1968, un soir d’octobre, tout était noir, froid. « J’étais comme un petit oiseau qui tombe par terre, qui perd ses ailes et puis j’ai travaillé, je me suis mariée, j’ai divorcé et je suis restée». Cigarette au bec, elle s’esclaffe « Je suis retraitée, mais je suis toujours jeune, je le sens. »Moustache lisse et sourire franc, Youssef est un jeune retraité « depuis un an seulement ». Ancien ouvrier en bâtiment, il est arrivé en France en 1972, à l’âge de 23 ans. « Je suis venu uniquement pour travailler. Mon pays d’origine c’est là-bas. Mais j’ai plus de temps en France qu’en Tunisie. Et je suis aussi un peu français, car mes enfants sont nés ici ».

Ecartelés entre deux pays, les immigrés retraités vivent sur un fil. Salim, 75 ans, revient tout juste de Tataouine, Tunisie, où il réside avec femme et enfants. « C’est plus facile de vivre en Tunisie avec ma retraite, je voudrais pouvoir faire les deux, mais si je reste en France je ne peux pas m’en sortir, je ne viens que pour mes soins médicaux». Il perçoit aujourd’hui 700 euros par mois pour une quarantaine d’années de travail en France. « Je n’ai pas toujours été déclaré », glisse dans un sourire l’ancien peintre en bâtiment, les yeux pétillants et la peau burinée. Il tente aujourd’hui d’amener son fils de 25 ans à Paris. « Je lui ai demandé… tu viens à la France ? Il m’a répondu : « Non j’ai vu à la télé, comment ça se passait pour les immigrés, je ne veux pas y aller » Salim est "un peu déçu".

A 18h, le Café ferme. Tayyeb, ancien jardinier, 80 ans au compteur, reste posté à proximité. Il regarde le petit monde de Belleville, les chassés croisés de passants et déclare de sa voix rauque et dans un français hésitant « Le temps ne passe pas, mais je n’attends rien moi. »

Marine Vlahovic

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