De l'Islam de Belgique

« Lorsqu'on évoque l'Islam, l'histoire, la politique, l'économie ne comptent pas...» (Edward Saïd, Covering Islam)

Il est une constante de la représentation institutionnelle de l’islam en Belgique, elle a toujours été pensée en dehors des problèmes concrets des musulmans du lieu ; hétéronomie qui indique le caractère postcolonial de sa gestion. Ainsi, la loi du 19 juillet 1974 fut adoptée à l’initiative du ministère des affaires étrangères, en pleine crise énergétique, afin de favoriser le partenariat avec les pays exportateurs de pétrole. Les différentes étapes de l’institutionnalisation suivent les tribulations de la politique pétrolière de cette époque : la loi de 1974 est votée quelques semaines avant la visite prévue du roi Fayçal d’Arabie saoudite ; le 6 mai 1978 est promulgué, deux jours avant la tournée de son successeur, le roi Khaled, un arrêté royal d’exécution de la loi de 1974. Le pavillon oriental du Cinquantenaire, ancien bâtiment de l'Exposition nationale de Bruxelles de 1880 construit à l'initiative de Léopold II, fut offert par le roi Baudouin au monarque saoudien, afin d'être réaffecté en mosquée ; ce bâtiment devint le siège du Centre Islamique et Culturel de Belgique.

Au cours des années 1980, au nom de « l’islam de Belgique », on développe l’idée d’une naturalisation de l’islam, on s'interroge sur la nécessité de l'autochtoniser. Notamment en déterminant les pratiques qui peuvent être acceptables (foulard...), en élaborant une politique de formation des imams, etc. En juin 1990 est reconnu un interlocuteur, le Conseil provisoire des sages, dont les membres sont choisis uniquement en raison de leur participation aux débats sur l’immigration. Cet organisme reproduit même les différentes divisions partisanes du pays : chaque parti, chaque région, chaque communauté avaient son quota équitable de musulmans (autant de proches des socialistes que des sociaux-chrétiens, autant d’habitants de la région flamande que de la région wallonne, alors que 40 % des musulmans vivent à Bruxelles). Soulignons au passage que dans ce processus de naturalisation, les convertis de souche, dont le rôle est central dans un tel dispositif, sont le symétrique de la figure de l'évolué dans les colonies - «celui qui est presque blanc, mais pas tout à fait... » -, puisqu'ils sont la garantie de l'occidentalisation de cet Islam de Belgique (égalité homme/femme, culture démocratique...).

A partir du milieu des années 1990, à la suite de nombreuses « affaires » médiatique (foulard, création d’une école islamique...), les différents protagonistes cherchent à dédramatiser le problème, en invoquant son aspect technique. Cette nouvelle approche n’en demeure pas moins un élément d’enjeux politiques et sociaux les plus divers. Les différents règlements électoraux reflètent ainsi avant tout les débats internes de la société belge : crainte d’un danger intégriste (sélection des candidats par la sûreté d’Etat), naturalisation de l’islam (prime aux convertis), thématique de l’immigration (division en collèges par nationalité d’origine et non en fonction des rites ou écoles religieuses), opposition à la gestion diplomatique de l’islam (inéligibilité des personnes détentrices d’un passeport diplomatique), imaginaire d’une intégration réussie par l’école.

Soit grosso modo trois étapes. Au cours des années 1970 et dans le cadre d’une orientation « diplomatique », l’interlocuteur reconnu des autorités est le Centre islamique et culturel, qui n’est autre que le représentant de la Ligue mondiale islamique, émanation de l’Arabie saoudite. Dans les années 1980, les représentants sont considérés devoir l’être non des musulmans ou des associations cultuelles islamiques, mais de la réussite des politiques d’intégration. Par leurs professions et statuts sociaux (chercheur, syndicaliste, médecin, avocat...), les membres du Conseil provisoire des sages sont censés matérialiser l’intégration réussie de l’immigration musulmane en Belgique. De fait, de nombreux musulmans laïques participeront à cet organe, dont les fonctions sont pourtant uniquement de gestion des affaires du culte. Au milieu des années 1990, la notion de « représentant » connaît une nouvelle mutation. Il s’agit désormais d’entériner une « ethnicisation » des musulmans et les élections y ont contribué. Les fonctions de l’exécutif élu ne sont ainsi nullement liées au culte islamique en Belgique, ni aux difficultés pratiques rencontrées par les musulmans dans le respect quotidien de leurs convictions. Il est mis en place en tant que porte-parole d’un groupe qualifié de « musulmans » - quels que soient les convictions et le degré de pratique religieuse des membres.

A cette ethnicisation en tant que musulman s'ajoute une fragmentation par nationalité, - se fondant sur une taxinomie aux résonances (post)-coloniales, où l'on trouve les catégories suivantes : « marocain », « turc », « autres nationalités » et « convertis » - , à laquelle des ministres belges ont activement participé, en négociant l’institutionnalisation de l’islam belge, voire sa sous-traitance par les ambassades de Turquie et du Maroc notamment. Cette délégation vers des institutions et des personnes tierces qu'on présume être de même origine a elle aussi des relents coloniaux.

Il est à remarquer, signe d'une exceptionnalité de l'Islam en terme de traitement, que l’ Exécutif des musulmans de Belgique, définit une représentation générale ; alors que pour les institutions des autres cultes, la détermination religieuse s’élabore sous la forme d’un qualificatif (Consistoire israélite, Synode protestant...) sans présager de la portée de la représentation de l’organe reconnu. On construit ainsi une ethnicité musulmane de Belgique, dont les usages sont assez prévisibles (fabrique d'une Altérité radicale).

Pour échapper à cette logique postcoloniale, où le screening par la Sureté nationale belge n'est finalement que la continuité et l'aboutissement des manières de faire successives, il convient de s'interroger sur les enjeux politiques qui dictent la recherche d’une représentation de l’islam. En Belgique, comme ailleurs en Europe, il convient donc de mettre à jour intérêts et imaginaires qui structurent cette stratégie, qui, pour l'essentiel, sont étrangers aux difficultés quotidiennes rencontrées par les musulmans du royaume. Cette stratégie peut se résumer comme suit : les musulmans de Belgique, mineurs sempiternels, sont une population inaccomplie en terme de citoyenneté, qui ont un éternel besoin d'être mise en tutelle, d'être cornaquée par une instance supérieure. Nous nous attèlerons à le démontrer...

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