« La bourgeoisie nationale se découvre la mission historique de servir d'intermédiaire. Comme on le voit, il ne s'agit pas d'une vocation à transformer la nation, mais prosaïquement à servir de courroie de transmission à un capitalisme acculé au camouflage et qui se pare aujourd'hui du masque du néo-colonialisme. La bourgeoisie nationale va se complaire, sans complexes et en toute dignité, dans le rôle d'agents d'affaires de la bourgeoisie occidentale. L'aspect dynamique et pionnier, l'aspect inventeur et découvreur de mondes que l'on trouve chez toute bourgeoisie nationale est ici lamentablement absent. La bourgeoisie des pays sous-développés est une bourgeoisie en esprit. Ce ne sont ni sa puissance économique, ni le dynamisme de ses cadres, ni l'envergure de ses conceptions, qui lui assurent sa qualité de bourgeoisie. Aussi est-elle à ses débuts et pendant longtemps une bourgeoisie de fonctionnaires. Ce sont les postes qu'elle occupe dans la nouvelle administration nationale qui lui donneront sérénité et solidité. » (Frantz Fanon)
Pizza et jus d'orange : le bonheur tient à peu de chose. Voilà sept ans et sept mois que Lakhdar Boumediene n'avait pas mangé comme ça. Sept ans et sept mois qu'il ne s'était pas assis dans un restaurant pour déjeuner en famille.
En ce lundi 25 mai, sous un soleil de plomb, en banlieue parisienne, Lakhdar Boumediene, 43 ans, goûte sa première journée de liberté retrouvée. "Je suis un homme normal", répète-t-il. Le 20 novembre 2008, un juge américain l'a innocenté des accusations de terrorisme qui lui ont valu d'être enfermé au camp de Guantanamo de janvier 2002 au 15 mai 2009. Matricule 10005 : "C'était mon nom là-bas. C'est comme ça qu'on m'appelait. Jamais Lakhdar ou Boumediene. Pour aller plus vite, les gardes disaient 10K5." Il avait été livré aux Américains en décembre 2001 par les autorités bosniaques, qui le soupçonnaient de vouloir fomenter un attentat contre l'ambassade américaine de Sarajevo.
Visage émacié, barbe grisonnante bien taillée, polo gris à manches courtes, pantalon blanc, les yeux noirs enfoncés, Lakhdar Boumediene est un rescapé de 58 kilos. Il y a tout juste dix jours, le 15 mai, il débarquait d'un avion de l'US Air Force sur la base aérienne d'Evreux (Eure) en provenance de Cuba. Neuf heures de voyage mains et pieds menottés, avec seize gardes armés qui se sont relayés par groupe de quatre pendant toute la durée du vol. Sa hantise ? Etre pris d'un besoin pressant.
"Je me souvenais qu'au voyage aller, on n'avait pas le droit d'aller aux toilettes. Alors cette fois, j'avais pris mes précautions : je n'avais ni mangé, ni bu avant mon départ", raconte-t-il.
De nationalité algérienne, Lakhdar a été accueilli en France. Son épouse et ses filles qui, après son arrestation, étaient rentrées en Algérie, l'ont retrouvé ici grâce à l'intervention des autorités françaises. "Surtout n'oubliez pas de remercier le président Nicolas Sarkozy, les ambassadeurs de France à Washington et à Alger et le consul français à Oran", insiste-t-il.
Pour le moment, la famille Boumediene a choisi de vivre en France. Lakhdar y a de la famille et se dit attaché à la culture française. Peut-être retournera-t-il en Algérie un jour, mais l'heure n'est pas venue de dresser des plans sur la comète.
Lakhdar vient de sortir de l'hôpital militaire Percy de Clamart (Hauts-de-Seine), il y a à peine trois heures, et le voilà qui se promène librement au bras d'Abassia, son épouse, de Radjaa, 13 ans, et Raham, 8 ans, ses deux filles qu'il n'a pas vu grandir. "Bien sûr, je ne les ai pas reconnues", s'excuse-t-il.
Lui qui revient de l'enfer s'applique à renouer avec les gestes simples de l'existence. Se débarrasser de Guantanamo, dont il a tout de même ramené sa tenue de prisonnier : un pantalon et une veste kaki. S'échapper du camp 6, où le jour ne pénétrait pas et où le froid dans la cellule, avec la climatisation réglée au maximum, gelait les os. Il raconte : "Réveil à 5 heures pour la prière du matin. Après retour dans la cellule. 6 heures, les gardes viennent te chercher et t'amènent dans une salle. On t'assied sur une chaise, pieds et mains menottés et on te nourrit de force par intubation dans les voies nasales". Lakhdar ne parle à personne. Il respire l'air du dehors une fois par jour, moins d'une heure, "tantôt dans la journée, tantôt la nuit, c'est chacun à son tour", ne croise jamais un codétenu.
Pendant plus de deux ans, de février 2006 jusqu'à sa sortie, il a refusé de se nourrir. Sauf à deux reprises. Le jour de la victoire d'Obama en novembre 2008 - "J'étais content car on avait évité le pire avec Mc Cain" - et le jour où les juges l'ont blanchi. Il a perdu un peu plus de 20 kg.
L'épreuve la plus difficile remonte à février 2003. Son cauchemar. Ses gardes l'interrogeaient sans relâche. "Ils voulaient des informations sur les associations caritatives musulmanes en Bosnie et sur les Arabes qui étaient installés à Sarajevo, mais moi je ne savais rien là-dessus", dit-il. Alors en février 2003, ils l'ont soumis à un interrogatoire serré pendant 16 jours et 16 nuits : " Ça commençait à minuit, ça durait jusqu'à 5 heures du matin. Ça s'arrêtait quelques heures, puis ça reprenait. Ils se sont relayés à six ou sept. Au bout de la troisième ou cinquième nuit, j'ai été ausculté par un médecin de l'armée qui a dit aux geôliers que tout allait bien et qu'ils pouvaient continuer."
Lakhdar Boumediene a été arrêté à Sarajevo en octobre 2001 en compagnie de quatre autres Algériens qui demeuraient comme lui dans la capitale bosniaque. Il était arrivé en Bosnie en avril 1997, où il travaillait pour le Croissant-Rouge, l'équivalent musulman de la Croix-Rouge. Il est parti de Saïda en Algérie, en 1990. "Je voulais aller travailler dans les pays du Golfe parce qu'en Algérie j'étais employé dans une cimenterie et c'était mauvais pour ma santé", assure-t-il.
Après un séjour à Sanaa, au Yémen, il s'est installé pendant deux ans au Pakistan - en 1991 et 1992 - non loin de Peshawar, où il s'occupait d'orphelins dans une école. Il est ensuite retourné au Yémen, où il a été surpris par la guerre de 1994 qui opposait le Yémen du Nord au Yémen du Sud. Il en a profité pour s'inscrire à l'université de Sanaa tout en suivant des cours au Centre culturel français. De là, il a rejoint un copain de Saïda en Albanie, où il a commencé des missions avec le Croissant-Rouge qui l'a finalement envoyé à Sarajevo.
En décembre 2000, lors d'une visite à sa famille en Algérie, il est interpellé par la police alors qu'il vient de franchir la douane à l'aéroport d'Alger. Son passeport confisqué, il est sommé de rester dans la capitale, le temps que les enquêteurs procèdent à des vérifications.
A cette époque, pour fuir l'Algérie et rejoindre le djihad, de nombreux combattants du GIA ont gagné les camps afghans via le Pakistan. Les autorités algériennes le suspectent d'être l'un de ces islamistes. Au bout de cinq ou six jours, on lui rend son passeport, mais après lui avoir délivré un certificat d'amnistie, comme les autorités algériennes en délivraient aux islamistes repentis. "Je n'ai jamais été islamiste, jure-t-il. Je crois que c'est cet épisode qui est à l'origine de mon arrestation."
Des listes de ressortissants algériens passés par le Pakistan ont-elles été transmises aux Américains après le 11-Septembre ? Sans trop s'appesantir, Lakhdar Boumediene pense que oui.
Yves Bordenave
Guantanamo : surveiller et punir
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