Eloge de la chaussure

24/04/09 : assemblée générale de la banque Fortis, les dirigeants - hués par les actionnaires - essuient plusieurs jets de chaussures
07/04/09 : un journaliste indien lance sa basket sur Palaniappan Chidambaram, le ministre de l’intérieur indien.
01/02/09 : Cambridge, un étudiant jette une chaussure en direction du Premier ministre chinois Wen Jiabao, alors qu’il prononce un discours devant des étudiants bien sages.
05/02/2009 : l’ambassadeur israélien à Stockholm manque se prendre une paire de pompes dans les dents.
14/12/08 : un journaliste irakien, Mountazer al-Zaïdi, devient le héros de la rue arabe en lançant ses deux chaussures sur Georges Bush lors d’une conférence de presse. Il le payera cher.

Une liste loin d’être exhaustive mais qui montre bien l’ampleur du phénomène : le lancer de chaussures est en passe de devenir une arme de contestation planétaire. Pourtant, jusqu’à maintenant, le « take my shoes in your face, you bloody bastard » – ainsi que le nomment ses pratiquants anglo-saxons (en France, on parle plutôt de « fusils à pompes ») – n’a pas fait l’objet des études exhaustives qu’il méritait. Si la pratique prend de l’ampleur, sa réception médiatique est tiédasse : on rigole, on voit ça comme un truc innocent, on se refile le lien vidéo en gloussant et on change de sujet. Grave erreur. Une étude approfondie des événements montre en effet que le phénomène est désormais consubstantiel des formes contemporaines de lutte sociale. Le jet de chaussures serait en passe de remplacer celui du pavé, voire du cocktail Molotov, dans l’imaginaire de la révolte. Retour sur le phénomène avec le professeur Jacques Grémoux, spécialiste de la rébellion post-moderne [1] et membre d’honneur du collège d’anarcho-pataphysique.

Pourquoi utiliser la chaussure dans un cadre protestataire ? Cela semble un objet anodin et pas vraiment contondant, non ?

D’abord, pour des questions pratiques. Il est désormais de moins en moins évident d’acheminer des outils de protestation sur des lieux de contestation. Regardez le Contre-sommet de l’OTAN à Strasbourg : pour apporter ne serait-ce que des cagoules, c’était la croix et la bannière. Imaginez pour des coktails Molotov ou des barres de fer… La chaussure est discrète, peu répréhensible (avant son entrée en action, en tout cas). Je pense que c’est le terroriste Richard Reid qui a le premier pris conscience du potentiel de la chose : en plaçant des explosifs dans ses chaussures, il soulignait le caractère discret de la godasse pensée comme arme de destruction. Depuis, les cas se sont multipliés.

Qu’est ce qui détermine la réussite d’un bon jet de chaussures ?

Étonnamment, il semble que la balistique ne soit pas si importante que ça dans le processus. Le symbole en lui-même compte beaucoup, peut être plus que la précision du jet. Bush a évité le projectile, et ça a été le cas dans la plupart des événements de ce type. Ça n’a pas empêché leur forte médiatisation. Un tir raté peut être un tir réussi, c’est la grande force du "Godasse-trap". Je pense que cela tient au caractère dégradant du geste et de l’objet. La chaussure semble anodine, mais elle est pleine de symboles injurieux (et pas seulement dans la culture arabe). En lançant sa chaussure, on montre un mépris beaucoup plus fort qu’en lançant un pavé. C’est aussi dans la continuité de l’action de gens comme Noël Godin qui cherchent plutôt à moquer leur cible qu’à la blesser.

Pourquoi ne pas aller plus loin, dans ce cas ? Chaussettes, sous-vêtements, tampax usagés, voire excréments ?

C’est peut être amené à se développer, en effet. Je ne serais pas étonné d’apprendre que Sarkozy s’est pris une couche culotte souillée dans la face. Mais cela devient tout de suite beaucoup plus compliqué à échafauder. Le jet de chaussures est une chorégraphie, une gestuelle limpide : le lanceur peut agir très rapidement, sous le coup de l’impulsion. Par contre, lancer des excréments implique d’avoir médité son geste avant, c’est beaucoup plus lourd. Le lanceur y perdrait en spontanéité, même si - je vous l’accorde - il y gagnerait peut-être en efficacité. Si les manifestants de Sydney avaient lancé des capotes usagées sur Benoit 16 plutôt que des simples préservatifs non-utilisés, leur action aurait eu une toute autre répercussion…

Est-ce si répandu que ça, le lancer de chaussures ? Après tout, on ne connaît que quelques cas emblématiques, non ?

En tant que chercheur, je peux vous garantir que ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Récemment, un site livrait ainsi un secret de polichinelle, l’existence de groupes d’autonomes attaquant leurs cibles grâce à des "fusils à pompes". Dans tous les cas, il y a une inflation impressionnante du nombre de cas. Il n’y a pas longtemps, par exemple, un groupe d’enseignants bretons mécontents bombardait littéralement le rectorat de Rennes de paires de pompes. Ils ont vite été imités par des profs de l’Université de Provence, puis par d’autres. Les premiers cas ont fait tâche d’huile. Désormais, au même titre que le keffieh, la chaussure de combat est tendance chez l’alter-mondialiste. Ça fait partie de la panoplie. Autre fait impressionnant, la chaussure Molotov ne reste pas uniquement cantonnée aux mouvances rebelles traditionnelles. Le cas récent des actionnaires de Fortis balançant leurs chaussures sur leurs dirigeants montre le caractère véritablement universel (socialement) de cette forme d’action : les CSP + aussi aiment lancer leurs chaussures quand ça les démange.

Historiquement, il y a des précédents ?

Sénèque raconte que Jules César avait reçu une sandalette en plein visage lors de son défilé victorieux après la guerre des Gaules. Le coupable aurait été un gaulois dégoûté de voir Vercingétorix traîné en cage par l’impérialisme romain. César n’a pas tardé à se venger en faisant égorger le chef gaulois : il gardait l’événement en travers de la gorge. Déjà à l’époque, le geste était tout sauf anodin.

Vos conseils pour un bon lancer de chaussures ?

Ne jamais porter de chaussures trop coûteuses : vous ne savez jamais quand la rage peut vous mener à des extrémités que vous pourriez regretter. Car ensuite, le remords ne tarde pas : « Bordel, c’est mes escarpins Chanel que je viens de balancer ? », il y a des réveils difficiles. Pour plus d’efficacité, ne jamais hésiter à marcher volontairement dans les déjections canines ou à batifoler dans le fumier avant de partir protester à un meeting UMP ou à une réunion d’actionnaires Eurotunnel. Enfin, le port de Rangers, de chaussures de chantiers ou de bottes de scaphandriers est un plus non négligeable pour qui voudrait maximiser son efficacité.

Notes
[1] Lire de lui « Pratiques domestiques de la guérilla mid-classe » chez Fructos et « Lancés en tous genres sur personnalités malfaisantes », éditions du Flaping.


Lèmi

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