Dans la Médina de Marrakech, le postcolonial n'est pas qu'un mot...

« Les nouveaux colons de la médina (qui) vivent comme des émirs... Certains propriétaires viennent à Marrakech pour se rapprocher du cercle doré de la jet-set qui leur est inaccessible à Paris. Certains, pour assouvir leurs fantasmes, espèrent remporter le « jack-pot » à Marrakech et amorcer la vie de seigneur [...]. Les occupants s’intéressent rarement à leurs voisins et sortent très peu de leurs demeures sauf pour faire une partie de golf ou pour une virée au Comptoir, « bar branché » de la ville. Ils organisent des soirées des mille et une nuits et des fêtes somptueuses pour réaliser leurs rêves et vanter leurs biens : à qui les meilleures demeures, la meilleure décoration, la meilleure cuisine. L’on pourrait se demander si cette richesse clinquante et ce faste au milieu d’une pauvreté criarde ne conduiraient pas à une rupture du dialogue et à un choc culturel ? Plusieurs riads se trouvant dans des rues boueuses, abritant mendiants, éclopés, enfants des rues, vendeurs de tripes » (Labyrinthe, n° 7, 2003).
Depuis la fin des années 1990, les Occidentaux sont nombreux à venir dans les médinas marocaines pour y séjourner en vacances, pour y investir et prendre résidence. Le processus est particulièrement important à Marrakech. La médina est toujours assimilée au lieu de la citadinité traditionnelle par rapport à celle du modèle occidental, à l’espace d’une urbanité typique arabe et marocaine valorisée dans le contexte d’une globalisation des modes d’habiter et de la mise en tourisme du Maroc. Dans ce contexte, les questions de la présence étrangère et de la cohabitation avec les autochtones se posent d’autant plus. Elles font apparaître souvent des relations ambiguës lorsqu’on évoque la dimension identitaire, la valeur patrimoniale et les pratiques socio-urbaines actuellement identifiées des nouveaux habitants et des nombreux visiteurs.
Les Marrakchis, connus pour leurs boutades, ont fait circuler l’idée qu’« il faudrait bientôt un visa pour entrer dans la médina ». La plaisanterie rend compte des crispations sur la possession du patrimoine. Le poids visuel des étrangers dans le paysage des médinas diffère de la démographie réelle. Leur grande visibilité est due à la portée de leurs actions, à leur installation dans un temps très court, à leur médiatisation et enfin à leur poids dans l’espace public, car ils sont confondus avec les touristes. Cependant, le fait que les étrangers deviennent propriétaires de maisons traditionnelles transforme leur position car ils ne sont plus considérés comme des touristes mais comme des acteurs de la vie sociale et économique. Se pose alors, dans le débat courant, la question de leur légitimité à posséder une maison considérée comme un élément patrimonial et porteur d’une identité citadine spécifique des médinas.
Les réactions - parfois transformées en conflits d’usage ou patrimoniaux - sont en fait des conflits territoriaux. Elles montrent l’instrumentalisation du patrimoine par différents groupes pour étayer des revendications d’ordre identitaire, économique ou territorial. Les critiques se reportent pareillement sur ceux qui ont vendu leurs biens, ceux qui profitent des ventes ou les autorités qui n’agissent pas contre un phénomène considéré, a priori, comme anormal. Alors que les grandes familles marocaines qui avaient vendu leurs biens dans les dernières décennies pour acheter un logement en ville nouvelle adoptaient une position reconnue comme cohérente, ceux qui, désormais, le font parce qu’ils ont enfin l’opportunité de partir pour un logement plus confortable, grâce à la réévaluation de leurs biens en médina, sont actuellement montrés du doigt car ils mettent en péril le patrimoine national. Pour certains, cet investissement étranger s’inscrit dans un long processus de domination européenne sous couvert d’une fascination pour ce qui vient de l’Orient. Ainsi, le philosophe M. Chebbak donne une vision critique du modèle de la maison d’hôtes. « Les étrangers occidentaux réitèrent, tout en l’exploitant, cette fascination exclusive qu’une certaine clientèle étrangère exprime devant les sites patrimoniaux (riads, palais, casbahs) et les objets de décoration traditionnels (poufs, sofas, lits à baldaquin...). Ils conçoivent le lieu (sites et paysages) comme un contenant vide en attente d’êtres (les touristes) et de choses (objets de confort) venant l’occuper, comme s’il ne faisait que recycler ce vieux fantasme européen de la terra deserta qui s’est toujours distingué, dans l’histoire de la domination occidentale, par la surestimation du topos au détriment de l’anthropos » (Chebbak, 2004). C’est sans compter sur le choix des étrangers de venir s’y installer pour vivre pleinement et simplement en médina par amour pour les lieux et sans compter non plus sur l’installation ou le retour de couples mixtes, d’artistes et d’intellectuels marocains, d’investisseurs marocains, de ressortissants à l’étranger, de Marocains hébergés dans les maisons d’hôtes le temps d’un court séjour touristique...
Quels liens établir entre patrimoine privé et appartenance collective, patrimoine privé et patrimoine national, patrimoine national et patrimoine considéré comme universel ? En effet, dans quelle proportion les maisons traditionnelles sont-elles représentatives du patrimoine urbain national ? Face à cette dépossession, révélatrice du sentiment patrimonial, tout devient patrimoine et référence identitaire. Si on prend le cas de la Vieille Ville de Marrakech, la plus investie, on recense environ 2 800 riad dont seulement une centaine sont de grande valeur architecturale. Ces riad appartiennent rarement encore à de grandes familles marocaines, ils sont possédés par une élite internationale qui les a conservés consciencieusement en très grande majorité, ou ils sont habités de façon morcelée par une population pauvre et entassée. Le travail de R. Saigh Bousta tend finalement à montrer que, dans l’ensemble, l’action des propriétaires de RMH est globalement positive sur l’environnement en médina puisque, dans la question sur les avantages pour le quartier, 57% des enquêtés déclarent bénéficier d’une plus grande propreté, 47,5% de plus de calme, 27,5% de plus de sécurité et surtout 20% d’entre eux leur reconnaissent une responsabilité dans la sauvegarde du patrimoine (Saigh Bousta, 2004).Pour finir, on peut relever de cette étude quelques constats qui montrent l’ambiguïté de la relation entre touristes et autochtones, entre patrimoine national et patrimoine universel, offert aux visiteurs et envisagé comme une ressource. La conscience patrimoniale a été accélérée par la présence et le regard des étrangers sur la médina, touristes, touristes-habitants puis résidents. La mise en patrimoine des lieux par la société civile est souvent conjointe à un sentiment de dépossession et de mise en danger du patrimoine parallèlement à sa mise en tourisme : les réactions parfois vives correspondent aussi à une prise de conscience du patrimoine par les petits-fils de la médina parce qu’il y a eu une rupture d’usage avec l’objet patrimonialisé. Enfin, le tourisme suppose également de recevoir l’Autre, cet étranger qu’il faut initier aux lieux et aux coutumes pour éviter qu’il ne détourne l’objet de son sens... Le tourisme donne de la valeur au lieu par sa reconnaissance autant qu’il peut le fragiliser par le détournement qu’il peut en faire pour satisfaire les visiteurs, au détriment parfois de ce qu’en attendent les habitants.

EXTRAIT DE

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