Les dents de Lumumba...

Il y a peu la Commission d’enquête de la Chambre des représentants de Belgique rendait son rapport sur l’assassinat de Patrice Lumumba après un vif débat chez nos voisins du nord. La commission exhonèrait, comme il se doit, le pays de toute responsabilité directe, tout en admettant, du bout des lèvres, un certain laissé faire. La Commission s’employait à faire retomber la culpabilité sur les seuls Katangais et à passer sous silence la responsabilité américaine. Pourtant, dès 1975, la Commission Church du Sénat des États-Unis révélait le rôle qu'avait joué la CIA dans cette mort.


Une fois de plus, le fantôme de l’ancien Premier ministre congolais venait hanter la Belgique. Le livre, que Ludo De Witte publia en 1999, intitulée "L'assassinat de Lumumba", jeta une lumière crue sur une période où la mythologie avait largement pris le pas sur la vérité historique. L’écran de fumée qui masqua une politique cynique est en train de se dissiper après 40 années d’occultation. Les menées néocoloniales apparaissent dans leur sordide réalité avec les révélations sur l’assassinat du premier chef de gouvernement du Congo indépendant. Le destin de Patrice Lumumba est éminemment symbolique : héros de la lutte pour l’indépendance, c’est le jour des cérémonies célébrant celle-ci que Lumumba devient une cible. Le 30 juin 1960, dans la grande salle du Palais de la Nation à Léopoldville, où se déroule la cérémonie de proclamation de l’indépendance, Patrice Lumumba bouscule le protocole, trouble une image, qui se voulait sereine, de passation des pouvoirs.
Le roi Baudouin prononce un discours au ton paternaliste, dans le style de l’époque, rendant hommage à son arrière-grand-père Léopold II, (ce qui apparait retrospectivement comme un comble!). Le président Joseph Kasa-Vubu répond avec diplomatie. Le Premier ministre Patrice Lumumba prend la parole sur un tout autre ton, faisant voler en éclats la vitre dépolie voilant la réalité. "Ce que fut notre sort en 80 ans de régime nationaliste, nos blesssures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions le chasser de notre mémoire ; nous avons connu un travail harassant, exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou de nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers." "Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des Nègres". Cette façon de ne pas jouer le jeu de la "transition" - les dominés se doivent de jouer le jeu même si ce ne sont pas eux qui ont écrit les règles -, d’effrayer l’ancien pays colonisateur au point de lui faire craindre de perdre tout contrôle sur le Congo "indépendant", a sans doute scellé le sort du leader nationaliste, d’autant que les actes suivirent les paroles de celui-ci.
Moïse, le sauveur !
Le 5 juillet, les soldats congolais de la Force publique (créée en 1886 par Léopold II) se mutinent contre leurs officiers belges. Lumumba démet le général Janssens qui s’oppose à l’africanisation des cadres. Le colonel Joseph-Désiré Mobutu est nommé chef d’état-major. Moïse Tshombe, leader du Katanga, s’oppose à toute africanisation de l’armée et proclame la sécession de sa riche province.
Ce contre-feu allumé ne déplaît pas à la Belgique, qui voit là l’occasion de sauver ce qui peut l’être en attendant mieux. Mieux, ce ne peut-être que la disparition du Premier ministre.
Les États-Unis s’inquiètent de voir un "crypto-communiste" au pouvoir et, avec le pragmatisme, envisage un assassinat.
Kasa-Vubu, sous la pression américano-belge, démet de ses fonctions Lumumba, qui, à son tour, annonce qu’il destitue le Président et se voit confirmé dans ses fonctions par la Chambre et le Sénat.

Dans l’urgence, des scénarios sont envisagés à Washington et à Bruxelles.
Kasa-Vubu prétend dissoudre le Parlement congolais, justifiant l’entrée en scène du colonel Mobutu, qui effectue son premier coup d’État le 14 septembre.
Lumumba se trouve au centre d’un cercle formé par ceux qui ont intérêt à sa perte. La CIA, qui a envisagé plusieurs scénarios d’élimination, reste à l’arrière-plan et le comte d’Aspremont-Linden, ministre des Affaires africaines, peut envoyer le 5 octobre 1960 un télégramme, dans lequel il écrit : "L’objectif principal à poursuivre dans l’intérêt du Congo, du Katanga et de la Belgique, est évidemment l’élimination définitive de Lumumba". Patrice Lumumba vient de perdre le pouvoir et, dans la nuit du 27 au 28 novembre, il s’évade de sa résidence surveillée par les Casques bleus pour tenter de gagner Stanleyville. Il a encore de très nombreux partisans.
Le 2 décembre, Lumumba est arrêté au Kasaï par des soldats de Mobutu et envoyé au camp Hardy à Thysville.
Lumumba, ayant de nombreux partisans dans le pays, étant protégé dans sa cellule par des Casques bleus ghanéens, il faut le transférer dans un endroit sûr. Cet endroit, pour les autorités belges, devait être le Katanga. Tshombe n’est guère tenté par ce "cadeau empoisonné", qui risque de le compromettre. L’insistance du ministre des Affaires africaines, la pression belge ont raison de ses réticences.
La Katanga belge
En ce qui concerne les relations de la Belgique et du Katanga sécessioniste, l’envoyé du sécrétaire général de l’ONU, Dag Hammarskjod, se révèle un témoin précieux. Le 21 juillet, peu de temps après son arrivée, il avait envoyé ce télégramme : "Tshombe est une marionnette manoeuvrée par les Belges : il ne prend aucune décision qui ne soit inspirée par les Belges, ne tient aucune réunion officielle sans la présence d’un Belge et, sans les Belges, n’aurait pu accéder au pouvoir." Hammarskjod a accédé à la demande de Lumumba d’envoyer des Casques bleus pour remplacer les troupes belges, mais n’entend pas s’opposer à l’indépendance de la région, ni aux manoeuvres des Belges.
Le 17 janvier, à 4h30, Lumumba est extrait de sa prison du camp Hardy de Thysville. Il effectuera son dernier voyage en compagnie de Maurice Mpolo, ancien ministre de la Jeunesse et des Sports, et de Joseph Okito, vice-président du Sénat congolais. Victor Nendaka, chef de la sûreté des mobutistes, a réglé les détails avec le colonel Louis Marlière, qui agit depuis Brazzaville, et André Lahaye, ancien commissaire de la Sûreté nationale, dont Nendaka fut un informateur. Nendaka, accompagné de trois soldats Balubas de l’ANC, dont un tortionnaire sadique, connu sous le nom de lieutenant Zuzu, embarque ses colis à bord d’un Dragon qui décolle de la piste en gazon des Cimenteries du Congo.
Les prisonniers sont atrocement torturés dans l’avion même avant leur arrivée à Elisabethville. Avant que l’avion atterrisse, une réunion se termine chez Godefroid Munongo, le ministre des Affaires intérieures de Tshombe, avec le commissaire Frans Verscheure, vrai patron de la police, chargé de coordonner l’opération avec le capitaine Julien Grat, chef de la police militaire d’Elisabethville.
Les prisonniers sont débarqués et battus sous l’oeil des soldats d’un poste de garde de l’ONU.
Les trois prisonniers sont conduits à la "maison Brouwez", l’habitation d’un colon, accompagnés par six Katangais et six Belges, dont le commissaire Verscheure, le capitaine Gat et le lieutenant Michels.
La décision d’exécuter les prisonniers a été prise et, vers 22 heures, un convoi s’est formé, avec des voitures américaines et des Jeeps, pour emmener les trois hommes sur le lieu de leur exécution. Le ministre katangais Godefroid Munongo, Jean-Baptiste Kibwe, Gabriel Kitenge et Moïse Tshombe lui-même font partie du voyage.
C’est Frans Verscheure qui a pris la direction des opérations et organise l’exécution à 50 km d’Elisabethville.
Dans la nuit du 22 au 23 janvier, deux Belges, Gérard Soete, commissaire de police, et son frère vont découper les cadavres à la scie et les faire disparaître dans de l’acide pris à l’Union Minière. Il ne fallait pas que les partisans de Lumumba trouvent une tombe où venir en pèlerinage.

Gérard Soete, qui gardait en permanence un pistolet sous son oreiller, déclarait à la “Gazet van Antwerpen” : “Les deux dents de Lumumba ? Je les ai longtemps gardées, mais la semaine dernière, je les ai jetées dans la mer du Nord, elles sont maintenant à dix miles de la cote. Personne ne le retrouvera plus jamais”.

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