Qu'ils disparaissent !


Il est des rêves maléfiques, des fantasmes funestes. Ils donnent une satisfaction imaginaire à des désirs inavouables, mais parfois, ils induisent des conduites bien réelles… ou, malheureusement, des politiques. Comme ce rêve, que pourraient faire les partisans du gouvernement d’extrême droite, allié aux religieux les plus radicaux, que dirige Benyamin Nétanyahou : «Un matin, les Israéliens, n’en croyant pas leurs yeux, découvrent qu’entre la Méditerranée et le Jourdain, à Jérusalem-Est, à Ramallah, Hébron, Naplouse, Bethléem, et même dans la bande de Gaza, il n’y a soudain plus un seul Palestinien !» Envolés, disparus, volatilisés ou exilés ! Une sorte de Nakba fulgurante et silencieuse aurait eu lieu. Dix fois plus radicale que celle de 1948, qui avait chassé 700 000 personnes. Peu importe ce que seraient devenus tous ces «Arabes», l’essentiel étant qu’enfin, ils n’existent plus ! Qu’on n’en parle plus ! Aussitôt, la totalité de la terre sur laquelle ce peuple a vécu si longtemps pourrait être récupérée, exploitée, lotie et habitée. Mais surtout, on serait désormais «entre soi» («On est chez nous !»), et la promesse biblique absurdement considérée comme attestation historique serait désormais tenue. Mais il faut bien se réveiller : les Palestiniens sont toujours là, en nombre bientôt égal à celui des Juifs israéliens (7 millions), sans compter les millions de réfugiés (au Liban, en Jordanie, etc.) s’acharnant à faire valoir leur «droit au retour» (reconnu et géré internationalement par l’UNRWA). Quelle déception !

Esclavage des noirs en Libye, restaurer la dignité

Nous le savions, mais refusions pleinement d’ouvrir les yeux et de prendre la mesure de ce qui se jouait. Les échos des traitements indignes infligés aux hommes et femmes noirs en Libye nous parviennent depuis un certain temps, mais étouffés par une accoutumance au chaos, à la violence aveugle, à ses expressions multiples, dans un univers désormais saturé par ses représentations les plus sordides : bombardements, décapitations, villes en guerres dévastées, ces faits nous semblaient lointains. Sans doute ne désirions-nous pas nous confronter à une réalité qui raviverait la plaie, et qui dirait une fois de plus notre vulnérabilité passée et présente, la position peu enviable que nous occupons dans les représentations et les imaginaires de maints groupes humains.

L’image brutale de ces marchés aux esclaves où des africains sont vendus aux enchères nous réveille et nous renvoie à la face cette réalité nue. Dans le premier quart de ce XXIe siècle, de jeunes africains sont étalés comme du bétail sur des marchés d’esclaves et mis aux enchères en Libye (à 400 dollars US en moyenne), comme jadis lors de la traite transatlantique ou des traites transsahariennes. Les corps de ces jeunes africains noirs sont volables, aliénables, corvéables ; on peut les soumettre aux pires sévices et inhumanités. Le sujet africain de peau noire, le migrant, est devenu en ce XXIe siècle comme l’indiquait Césaire, cet homme-famine, cet homme-insulte, cet homme-torture : on peut à n'importe quel moment le saisir ; le rouer de coups, le tuer parfaitement, le tuer sans avoir de compte à rendre à personne ; sans avoir d'excuses à présenter à personne. C’est à cette réalité effroyable que nous devons faire face. On peut revenir sur les raisons d’une telle situation, même si elles ne suffiront jamais à nous dire comment nous en sommes rendus là. Elles sont multiples et s’imbriquent. Chaos Libyen, dont Nicolas Sarkozy fut le maître d’œuvre, racisme endémique anti-noir dans de larges pans des sociétés arabes, politiques migratoires européennes, ordre géopolitique mondial, position stratégique subalterne de l’Afrique au Sud du Sahara dans l’échiquier global, etc.

"Les formes chrétiennes de la violence en Occident"

Cet essai explore deux millénaires de violence chrétienne et postchrétienne en Occident. Dans le terme « violence », j’inclus la guerre sainte, la terreur, le terrorisme et - paradoxalement, pourrait-il sembler au premier abord - le martyre. Par « Occident », j’entends les aires culturelles situées dans ce qui était, vers 1500, l’Europe catholique romaine - plus une ramification de la branche protestante, devenue les États-Unis d’Amérique. Par l’adjectif « postchrétien », il est désormais convenu que je désigne non pas l’absence de religion ou de religiosité chrétiennes, mais une sphère dans laquelle, si les institutions et les croyances religieuses ne semblent plus structurer la culture, l’héritage de ces institutions et de ces croyances continue en fait à la modeler en profondeur. Trois mises en garde s’imposent ici.

De la Méditerranée


"Qu'est-ce que la Méditerranée ? Mille choses à la fois, non pas un paysage, mais d’innombrables paysages, non pas une mer, mais une succession de mers, non pas une civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres. Voyager en Méditerranée, c’est trouver le monde romain au Liban, la préhistoire en Sardaigne, les villes grecques en Sicile, la présence arabe en Espagne, l’Islam turc en Yougoslavie. C'est plonger au plus profond des siècles, jusqu'aux constructions mégalithiques de Malte ou jusqu'aux pyramides d'Égypte. C'est rencontrer de très vieilles choses, encore vivantes, qui côtoient l'ultra-moderne: à côté de Venise, faussement immobile, la lourde agglomération industrielle de Mestre; à côté de la barque du pêcheur, qui est encore celle d'Ulysse, le chalutier dévastateur des fonds marins ou les énormes pétrolières. C’est tout à la fois, s’immerger dans l’archaïsme des mondes insulaires et s’étonner devant l’extrême jeunesse de très vieilles villes ouvertes à tous les vents de la culture et des profits qui depuis des siècles, surveillent et mangent la mer.  Tout cela, parce que la Méditerranée est un très vieux carrefour. Depuis des millénaires tout a conflué vers elle, brouillant, enrichissant son histoire : homme, bêtes, voitures, marchandises, navires, idées, religions, arts de vivre. Et même les plantes. Vous les croyez méditerranéennes. Or, à l’exception de l’olivier, de la vigne et du blé - des autochtones très tôt en place - elles sont presque toutes nées loin de la mer.

Le vol de l'histoire (introduction)

Le « vol de l'histoire» dont il est question dans le titre désigne la mainmise de l'Occident sur l'histoire. J'entends par là une manière de conceptualiser et de présenter le passé où l'on part des événements qui se sont produits à l'échelle provinciale de l'Europe - occidentale, le plus souvent - pour les imposer au reste du monde. Le continent européen revendique l'invention d'une série d'institutions extrêmement importantes telles que la « démocratie », le « capitalisme » de marché, la liberté, l'individualisme. Mais ce sont là des institutions que l'on retrouve dans un grand nombre d'autres sociétés humaines. Il en va de même de certains sentiments tels que l'amour - courtois, notamment -, dont on limite souvent l'apparition à l'Europe du XIIe siècle, et qui passe pour un produit de la modernisation de l'Occident (sous la forme qu'elle prend avec la famille urbaine, par exemple).

Cette conception se dégage clairement de ce qu'écrit l'éminent historien Trevor-Roper dans son livre, The Rise of Christian Europe. Prenant acte de l'extraordinaire accomplissement de l'Europe depuis la Renaissance (contrairement à certains comparatistes, qui repoussent au XIXe siècle le début de la prépondérance européenne), Trevor-Roper considère que cet accomplissement est le seul fait de l'Europe. La prépondérance européenne n'est peut-être que temporaire, mais, selon lui:

« Les nouveaux dirigeants du monde, quels qu'ils soient, hériteront d'une position qui a été construite par l'Europe, et par l'Europe seule. Ce sont les techniques européennes, les modèles européens, les idées européennes qui ont tiré le monde non européen hors de son passé -l'ont arraché à la barbarie, en Afrique, l'ont arraché à une civilisation bien plus ancienne, lente et majestueuse, en Asie. Et si l'histoire du monde a eu une quelconque influence, au cours des cinq derniers siècles, c'est dans la mesure où elle est européenne. Je ne crois pas que nous ayons à nous excuser  d'aborder l'histoire d'un point de vue eurocentrique. »

Légende d'une photo mythique


La chance voulut que la possibilité de bousculer les grandes lignes de la politique internationale prenne la forme de la révolution cubaine. En septembre 1960, Fidel Castro, le Premier ministre cubain, doit en effet participer à New York à l'assemblée générale annuelle de l'Organisation des Nations unies. La nouvelle de son voyage imminent provoque une grande excitation parmi les dirigeants de la gauche noire de Harlem qui organise rapidement un comité de bienvenue auquel Malcolm se joint. La délégation cubaine est logée au Shelburne Hotel sur Lexington Avenue à la hauteur de la 37e Rue. De fortes tensions apparaissent rapidement ; les 85 membres de la délégation cubaine se sentent insultés par le Département d'État qui a restreint leur liberté de déplacement à l'île de Manhattan; ensuite, un différend éclate au moment du règlement de la note. Furieux, Castro accuse la direction de l'hôtel de «demandes inacceptables de paiement en liquide» et menace d'installer la délégation dans Central Park: «Nous sommes des montagnards, explique-t-il fièrement, nous avons l'habitude de dormir à la belle étoile.» Le secrétaire général des Nations unies, Dag Harnmarskjöld, se dépêche alors de trouver un hôtel au centre-ville, le Commodore, Mais il est trop tard: Malcolm et le comité d'accueil de Harlem se sont empressés d'inviter les Cubains à s'installer au Teresa Hotel sur la 7e Avenue au niveau de la 25e Rue. Installé sur onze étages, l'hôtel dispose de 300 chambres : la délégation cubaine en occupe 40, ainsi que deux suites dont l'une est réservée à Fidel.

Rendre l'Amérique blanche à nouveau

C'est un projet sérieux. Tous les immigrants aux États-Unis savent (ou savaient) que s'ils veulent devenir de vrais, d'authentiques Américains, ils doivent réduire leur allégeance à leur pays natal et considérer celui-ci comme secondaire, subordonné, afin de mettre l'accent sur leur blancheur. Contrairement à n'importe quelle nation d'Europe, les États-Unis tiennent la blancheur pour la force unificatrice. Ici, pour de nombreuses personnes, la définition de l“Américanité” est la couleur.

 Sous les lois de l’esclavage, la nécessité du classement des couleurs était évidente, mais dans l'Amérique d'aujourd'hui, dans la législation post-droits civiques, la conviction qu’ont les Blancs de leur supériorité naturelle se perd. Est vite perdu. Il y a des «personnes de couleur» partout, qui menacent d'effacer cette définition longtemps comprise de l'Amérique. Et alors quoi? Un autre président noir? Un Sénat majoritairement noir? Trois juges noirs à la Cour suprême? La menace est effrayante.

L' « extra-européen » de Freud

Au cours de cette conférence, j'utiliserai le terme « extra-européen » sous deux acceptions. L'une s'applique à l'époque de Freud; l'autre à la période qui suit sa mort en 1939. Les deux sont tout à fait pertinentes dans la perspective d'une relecture de son œuvre aujourd'hui.

La première, bien sûr, est une façon simple de désigner le monde au-delà du monde propre de Freud - savant, philosophe et intellectuel judéo-viennois qui a vécu et travaillé pendant sa vie entière dans deux pays en tout et pour tout, l'Autriche et l'Angleterre. Tous ceux qui ont lu l' œuvre extraordinaire de Freud, et ont été influencés par elle, n'ont pas manqué d'être impressionnés par l'ampleur de son érudition, notamment dans le domaine de la littérature et de l'histoire de la culture. Mais pareillement, on ne peut qu'être frappé par le fait qu'au-delà des limites de l'Europe, la connaissance qu'avait Freud des autres cultures (avec peut-être une seule exception, celle de l'Égypte) est infléchie, voire façonnée par son éducation dans la tradition judéo-chrétienne, notamment par les postulats humanistes et scientifiques qui donnent à cette connaissance son cachet particulièrement « occidental ». C'est quelque chose qui, sans véritablement limiter l'intérêt de l'œuvre de Freud, l'identifie comme appartenant à un lieu et une époque qui n'étaient pas encore franchement troublés par ce qu'on appellerait aujourd'hui, dans le jargon postmoderne, poststructuraliste et postcolonial, les problèmes de l'Autre.

Ces assassins de l’Orient global


Chaque jour, chaque semaine, chaque mois depuis maintenant plus d’un an, l’Etat islamique, apparu trois ans après l’invasion militaire de l’Irak par les Etats-Unis, multiplie les exactions. Décapitations, pendaisons, crucifixions, éventrements, viols, mise en esclavage, la gamme entière des atrocités est disponible et soigneusement mise en scène à travers une opulente propagande audiovisuelle. En parallèle, le groupe terroriste poursuit son inlassable progression sur tous les continents, dans tous les esprits, n’épargnant aucune vie, ne démontrant aucune pitié et se targuant même, dans son manifeste, d’«administrer» la sauvagerie comme mode de parachèvement de son califat global.

 Cette déferlante de violence n’aura certainement pas échappé à celui qui, en 1990, s’interrogeait sur les «racines de la rage musulmane» dans un article publié par la revue The Atlantic. Bernard Lewis, islamologue américano-britannique et doyen des études anglo-saxonnes sur le Moyen-Orient, y évoquait ainsi l’immuable ressentiment des peuples musulmans envers l’Occident, concédant un siècle et demi de domination politique, économique et culturelle dans cette partie du monde, tout en attribuant cette «haine» non à une histoire complexe et tortueuse, mais à la nature congénitale de l’islam : violent, irrationnel et barbare selon lui. Passé le caractère caricaturalement simpliste de cette vision, et plus encore la disculpation systématique et malhonnête des stratégies étrangères appliquées au Moyen-Orient, Lewis omettait cependant d’écrire combien les ignobles Mahométans lui avaient été utiles une décennie plus tôt.

Jacques Derrida ou l'anti-Eric Zemmour

Ceci - qui venait de s'ouvrir, tu t'en souviens -, ce fut donc un colloque international. En Louisiane, ce qui n'est pas, tu le sais, n'importe où en France. Généreuse hospitalité. Les invités ? Des francophones appartenant, comme on dit étrangement, à plusieurs nations, à plusieurs cultures, à plusieurs États. Et tous ces problèmes d'identité, comme on dit si bêtement aujourd'hui. Parmi tous les participants, il en fut deux, Abdelkebir Khatibi et moi-même, qui, outre une vieille amitié, c'est-à-dire la chance de tant d'autres choses de la mémoire et du cœur, partagent aussi un certain destin. Ils vivent, quant à la langue et à la culture, dans un certain « état »: ils ont un certain statut.

Ce statut, dans ce qui se nomme ainsi et qui est bien « mon pays », on lui donne le titre de « franco-maghrébin ».

Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire, je te le demande, à toi qui tiens au vouloir-dire ? Quelle est la nature de ce trait d'union ? Qu'est ce qu'il veut ? Qu'est-ce qui est franco-maghrébin ? Qui est « franco-maghrébin » ?

Pour une histoire politique des immigrations postcoloniales

La mission est clairement énoncée: contribuer à la reconnaissance des parcours d'intégration pour servir la cohésion sociale et républicaine de la France. Le projet apparaît tout aussi transparent: faire de l'histoire des populations immigrées une partie intégrante de l'histoire de France. Et par la grâce d'une seule formule enfin - « leur histoire est notre histoire» - la Cité Nationale de l'Histoire de l'Immigration semble rendre justice aux cohortes de bras ramasseurs de poubelles, chair à canon, damnés de la terre ou de l'usine et autres métèques oubliés du grand roman national. Qui viendrait s'en plaindre sans encourir le soupçon de cultiver la nostalgie de quelque généalogie blanche aux relents xénophobes ? Et pourtant, malgré des ambitions louables, une pierre d'achoppement guette la muséification de l'histoire de l'immigration: le patrimoine de luttes sociales et politiques qui fait l'objet de cet ouvrage. Cet héritage des oubliés de l'histoire, au cœur même des contradictions de notre sacro-saint modèle d'intégration, comment lui accorder place sans remettre en cause la gloire sans éclipse du creuset républicain, l'universalité d'un paradigme de la citoyenneté fondée sur la seule nationalité ?

Une histoire des vaincus 

À l'ère des commémorations' évoquée par Pierre Nora, la reconnaissance publique des multiples mémoires du peuple de France souligne plus largement l' avènement d'une conscience de type patrimonial sur les ruines de la conscience nationale unitaire. En effet, que sont devenus nos grands récits dans une modernité tardive où chaque individu réclame sa part de gâteau patrimonial entre un passé mythique et les illusions perdues d'un avenir radieux? Car il s'agit avant tout d'affirmer sa singularité dans un monde désenchanté, déboussolé, une société sans normes homogènes. Question d'identité à défaut de convictions partagées dans une communauté de citoyens devenue incertaine. Question de racines pour fonder la mise en scène de son mélodrame privé. Chacun son filon, sa concession dans cette ruée vers la mémoire. Chacun prétend dresser le cadastre de sa communauté imaginaire. Ainsi revient le temps des tribus, nouvelles corporations de la mémoire porte-drapeau, amicales des héritiers, clubs d'investissement du patrimoine. La mémoire envahit l'espace public et engendre ce que des historiens dénoncent non seulement comme une nouvelle religion civile mais aussi comme une manipulation ou une réification du passé. Les abus de la mémoire menacent de coloniser l'histoire, en donnant lieu à une histoire patrimoniale taillée à la mesure d'une mémoire collective sans ombres. Discours dépouillé de toute part d'ambiguïté qui pourrait remettre en cause une institution des certitudes identitaires, cette histoire-là relève au mieux de la légende, au pire de l'idéologie. Ainsi, la mémoire collective revisitée vient-elle à la rescousse de l'actualité d'un déclin de l'État-nation, lorsque des généalogies immigrées sont réintégrées à une jurisprudence ininterrompue du modèle d'intégration nationale. L'exil, la souffrance et la persécution de générations de miséreux proscrits de l'histoire nationale contribuent désormais au prestige de l'État. Mais c'est pour la bonne cause, paraît-il, car il s'agit de défendre un héritage politique et intellectuel menacé par la fragmentation mémorielle et la montée du populisme sur fond de mondialisation. La mémoire comme dernier rempart d'une nostalgie de grandeur. Qu'importe l'expérience de l'histoire des acteurs immigrés! Au nom de la bonne conscience ou du consensus républicain, la société française s'invente pour son propre usage une image pacifiée de sa dimension multiculturelle.

Le péril rifain : les attentats de Bruxelles et les stéréotypes de Pierre Vermeren

Dans son analyse des profils des terroristes venus de Belgique, l’historien Pierre Vermeren fait le lien entre djihadime et leur origine Rifaine, du nord du Maroc. Une vision essentialisante selon Khalid Mouna, anthropologue à l’université de Meknès, qui renvoie plutôt les terroristes à leur nationalité Belge.

Pourquoi le jihadisme a-t-il frappé Bruxelles ? C’est une question posée aujourd’hui par les médias, les chercheurs, les observateurs, mais aussi les simples citoyens. Lors de deux entretiens publiés dans le journal Le Monde du 23 mars 2016 et au Nouvel Observateur du 1er avril 2016, l’historien Pierre Vermeren, professeur d’histoire du Maghreb contemporain à l’Université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, a livré son analyse pour expliquer le lien entre le Rif, les Rifains belges et les attentats du 22 mars 2016.

Partant tout d’abord de la question de la migration rifaine vers la Belgique, il avance que cette migration est liée essentiellement à deux périodes : les années 1960 (après les événements du Rif de 1958), et les années 1980. Ainsi, la première vague comme la deuxième de migration sont le résultat de la chasse aux Rifains menée par « Hassan II, après les émeutes d’Al-Hoceima en 1984 » (Le Monde, le 23 avril). Vermeren oublie que la migration rifaine a d’abord commencé en Algérie française dès le 19ème siècle, et vers la Belgique dès les années 1920. La migration marocaine, y compris rifaine, se retrouvait dans la commune de Châtelineau, à partir des années 1920. Avec les Algériens, cette migration représentait 33, 4 % de la population. La migration rifaine des années 1960 a plusieurs origines : économiques, politiques et démographiques. Mais Vermeren ne voit que « la chasse aux sorcières » qu’Hassan II a faite aux Rifains.

La politique de la signification

Comme nous l'avons suggéré, plus on admet que la manière dont agissent les gens dépend en partie de celle dont sont définies les situations dans lesquelles ils agissent, et moins l'on peut supposer qu’ il y a une signification universelle pour chaque chose ou qu'il existe un consensus universel sur ce que les choses signifient; de ce fait, le processus par lequel certains événements reçoivent une signification récurrente particulière prend une importance accrue, à la fois socialement et politiquement. Le pouvoir dont il s'agit ici est un pouvoir idéologique: celui le donner un certain sens aux événements.

 Je vais en donner un exemple évident: supposons que l'on puisse donner à chaque conflit industriel la signification d'une menace pour la vie économique du pays, et donc pour « l'intérêt national ». Une telle signification construirait ou définirait les problèmes relatifs au conflit économique et industriel dans des termes qui seraient systématiquement favorables aux stratégies économiques, Soutenant ainsi tout ce qui permet la continuité de la production, stigmatisant tout ce qui risque de l'interrompre et donnant une légitimité à toutes les politiques mises en place par le gouvernement pour limiter le droit de grève ou affaiblir la capacité de négociation et le pouvoir des syndicats. (Il convient d'observer ici, pour la pertinence du raisonnement, que de telles significations sont liées au  fait de tenir pour acquis la notion d'intérêt national. Elles se fondent sur l'hypothèse que nous vivons tous dans une société où les liens qui relient le travail et le capital sont plus forts, et plus légitimes, que les griefs qui nous divisent dans l'opposition entre travail et capital. Cela veut dire que l'une des fonctions d'une signification de ce type est de construire un sujet auquel s'appliquera le discours, par exemple en changeant un discours dont le sujet est « les travailleurs contre les employeurs » en discours dont le sujet, collectif, devient : « nous, le peuple ».) Que, dans l'ensemble, les conflits industriels soient réellement signifiés dans ce sens est une conclusion qu'ont fortement confirmée les analyses détaillées fournies, par exemple, par les recherches du Glasgow Media Group publiées dans Bad News  & More Bad News.

L’intellectuel colonisé et post-colonisé

“ Où t'es-tu perdu, marcheur solitaire? il te faut revenir sur tes pas ; dans ce désert on ne trouve que mort et désespoir.” (Ali Shariati)

La grande nuit dans la quelles nous fumes plongés, il nous faut la secouer et en sortir. Le jour nouveau qui déjà se lève doit nous trouver fermes, avisé et résolus. Il nous faut quitter nos rêves et nos amitiés d’avant la vie. Ne perdons pas de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds. Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à touts les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde.” (Frantz Fanon)

L'intellectuel, selon la définition la plus couramment admise, est une personne dont la  profession comporte essentiellement une activité de l'esprit ou qui a un goût affirmé pour les activités de l'esprit. Cette définition doit cependant être relativisée.

Dans une perspective gramciste, les intellectuels doivent être considérés en fonction de l'ensemble du système des rapports sociaux dans lesquels les activités intellectuelles et les groupes qui les personnifient sont situés. Les intellectuels doivent être étudiés en fonction des rapports de domination  fondamentaux et des forces productives. Dans la société coloniale et post-coloniale un des rapports de domination axiale, pour ne pas dire le rapport de domination axiale, est celui qui permet la domination du colonisateur sur le colonisé et du post-colonisateur sur le post-colonisé; et au-delà la domination de la civilisation occidentale sur les autres civilisations.

Selon Antonio Gramsci, les intellectuels sont les fonctionnaires des superstructures politiques, culturelles et sociales. Par leur action ils permettraient à la société politique d'assurer "légalement" et "loyalement" la discipline des groupes subalternes ; dans notre cas les colonisés ou les post-colonisés. Dans cette  perspective, ils aident à l'organisation de la société civile, par la production du "consensus" de la majorité aux formes de vie, aux modes de comportement, de pensée et aux pratiques institutionnelles imposées par le groupe dominant, pour nous les colonisateurs, comme autant de forme de direction. L'intellectuel à donc  une fonction éminemment politique et idéologico-culturelle.

Cet obscur désir de protéger la nation

Se prévalant d’un état d’urgence en voie de constitutionnalisation, un gouvernement socialiste qui n’en est plus à un reniement près, vient d’infliger un nouveau camouflet aux citoyens de seconde zone qui ont pourtant contribué à son élection. Alors qu’ils demandaient depuis 30 ans le droit de vote des étrangers, pour affirmer la dignité de leurs parents, il leur est répondu par la gifle cinglante de la déchéance de nationalité. Ce que le congrès ne pouvait pas pour la première réforme – faute parait-il de majorité constitutionnelle - il le pourrait pour l’autre, car la protection de la nation l’exigerait. Et la cible en est toute trouvée : les nouveaux français. Disposant de l’avantage indu d’une double nationalité mêlant une France exigeant une loyauté sans faille, à des États avec lesquels elle s’acoquine pourtant sans entrave, voilà qu’il leur faut supporter le fardeau d’une nouvelle infamie née de la suspicion entretenue à leur encontre en raison de leurs noms imprononçables et de leur identité trouble, et ce quels que soient les actes dont ils se seront rendu responsables.

Désormais, Hollande et Valls cèdent sans restriction aux désirs les plus fous de certains droitiers haineux et d’une extrême droite qui n’a même plus besoin d’être élue pour faire appliquer son programme : on frémit. Que ces deux futurs candidats socialistes à la présidentielle obtempèrent devant des injonctions qu’ils dénonçaient naguère n’est que la suite logique de la dédiabolisation d’une pensée fascisante qu’ils alimentent de fait, tout en s’en défendant la main sur le cœur : on s’inquiète. Que cela trahisse les manières brouillonnes d’un gouvernement contraint à une improvisation hasardeuse, qu’il a fallu faire tenir d’aplomb une fois le coup parti, quand il ne cède pas à l’opportunisme, ne doit plus divertir de l’essentiel : répliquer au dernier camouflet infligé par un pouvoir à la dérive aux citoyens dont les allégeances multiples ou les convictions radicales en font des ennemis de l’intérieur.

Sept règles pour aider à la diffusion des idées racistes en France

La diffusion des idées racistes en France semble être aujourd'hui une priorité nationale Les racistes s'y emploient, ce qui est la moindre des choses. Mais l'effort des propagandistes d'une idée a des limites, en un temps où l'on se méfie des idées, et il a souvent besoin pour les dépasser, du concours de ses adversaires. Là est l'aspect remarquable de la situation française : hommes politiques, journalistes et experts en tout genre ont su trouver ces dernières années des manières assez efficaces de faire servir leur antiracisme à une propagation plus intense des idées racistes. Aussi bien toutes les règles énoncées ici sont-elles déjà employées. Mais elles le sont souvent d'une manière empirique et anarchique, sans claire conscience de leur portée. Il a donc paru souhaitable, afin d'assurer leur efficacité maximale, de les présenter à leurs utilisateurs potentiels sous une forme explicite et systématique.

L’unification du monde par le sang

Abou Bakr al-Baghdadi a réussi à unifier le monde. Par le sang. De Beyrouth à Paris, les « kamikazes » de l’« État islamique » ont accompli un effroyable chaos insurpassable de tueries et de haine et les héritiers d’Al-Qaïda ont montré que le sanglant processus initié par les attentats du 11 septembre 2001 était en réalité un projet gigantesque capable de s’adapter aux circonstances tout en conservant sa constante fondamentale, à savoir la mission, pour reprendre l’expression du prédicateur Abou Bakr Al-Nâjî (l’un des grands théoriciens de « Dâ‘esh »), consistant à « administrer la sauvagerie ».

 L’ « administration de la sauvagerie » : ça n’est pas un chef d’accusation. Non : c’est le titre qu’ont peaufiné les théoriciens de Dâ‘esh pour présenter la vision qu’ils ont du monde. L’idée de « sauvagerie » fait partie de la « loi du sang » qui est la loi en vigueur dans cette armée islamiste qui rassemble des hommes et des femmes provenant de toutes sortes de nations et dont le but est de remettre à l’ordre du jour le califat islamique dans le style d’un Ibn Taymiyya ou d’un Muhammad Ibn Abdal-Wahhâb (fondateur du wahhabisme, ndt) et d’instituer un État du sang, de la sauvagerie et de la tyrannie.

 Le monde entier est pour lui un champ de bataille et tout est permis dans ses règles d’engagement des combats sans aucune sorte de restriction. Les prisonniers sont exécutés, leurs épouses et leurs enfants sont réduits en esclavage. La caméra devient une arme permettant de diffuser des scènes de sauvagerie surclassant et de très loin l’imagination du post-modernisme en matière visuelle, l’on y voit des gens sous les couteaux de coupeurs de têtes qui ne font aucune distinction entre civils et militaires. Tous les lieux conviennent pour verser le sang : les rues, les marchés, les théâtres, les mosquées, etc.

Pourquoi l'islamisme ne peut pas être expliqué à partir de la religion

Comme toujours après un acte de terreur islamiste, le débat public a également tourné, après le massacre dans la rédaction de Charlie Hebdo et dans le supermarché juif à Paris, autour de la question de savoir ce que « l’islam » a en effet à voir avec cela. Toutefois, au niveau politique officiel et dans les mass media, cette question fut, cette fois, posée avec beaucoup moins d’agressivité que lors d’événements antérieurs. Le son de cloche dominant fut que la société ne devait pas se laisser diviser, et qu’aucun point de vue religieux ne saurait justifier la violence terroriste. Mais cela ressemblait plus à une manière de se rassurer. Car il est malheureusement assez clair que les actes monstrueux de Paris apportent de l’eau au moulin du fondamentalisme raciste et nationaliste qui se répand à travers toute l’Europe et qui affirme toujours plus bruyamment que l’islam serait, selon son essence, incompatible avec les valeurs de la « civilisation occidentale », et que donc les musulmans n’auraient plus rien à faire ici.

 Face à cette conception ancrée jusque dans le prétendu cœur de la société, les appels à l’harmonie de la politique officielle semblent bien impuissants. Et cela ne tient pas seulement au fait que des attitudes racistes sont de toute façon largement sourdes aux arguments rationnels, mais également au cadre de référence du discours lui-même. Quand la politique gouvernementale et une grande partie des médias répondent au « choc des civilisations », propagé tout à fait ouvertement par Le Pen, Pegida et UKIP, par la revendication d’un « dialogue entre les cultures », ils reprennent tacitement à leur compte la définition du conflit de leurs adversaires. Tout comme les combattants pour la culture (Kulturkämpfer), ils partent de l’idée que cela résulterait du rapport entre différentes communautés religieuses et les « cultures » sur lesquelles elles se fondent. Les uns prétendent que l’islamisme en général et la terreur islamiste en particulier seraient inhérents à l’islam, pendant que les autres soutiennent qu’il s’agit là de la fausse interprétation d’une religion qui serait dans son « cœur profond » incompatible avec la violence et l’intolérance. Mais tous ceux qui s’engagent dans ce cadre de référence discursif sont déjà tombés, volontairement ou non, dans le piège du culturalisme[1].

Le retour du boomerang

Au-delà de la polémique électoralement intéressée, et assez indigne, sur les mesures de sécurité prises, ou mal prises, par le gouvernement, la classe politique, les médias, l’opinion elle-même devraient s’interroger sur leurs responsabilités de longue durée dans le désastre que nous vivons. Celui-ci est le fruit vénéneux d’un enchaînement d’erreurs que nous avons commises depuis au moins les années 1970, et que nous avons démocratiquement validées dans les urnes à intervalles réguliers.

La démission de l’Europe sur la question palestinienne, dès lors que sa diplomatie commençait là où s’arrêtaient les intérêts israéliens, a installé le sentiment d’un «deux poids deux mesures», propice à l’instrumentalisation et à la radicalisation de la rancœur antioccidentale, voire antichrétienne et antisémite. L’alliance stratégique que la France a nouée avec les pétromonarchies conservatrices du Golfe, notamment pour des raisons mercantiles, a compromis la crédibilité de son attachement à la démocratie – et ce d’autant plus que dans le même temps elle classait comme organisation terroriste le Hamas palestinien, au lendemain de sa victoire électorale incontestée. Pis, par ce partenariat, la France a cautionné, depuis les années 1980, une propagande salafiste forte de ses pétrodollars, à un moment où le démantèlement de l’aide publique au développement, dans un contexte néolibéral d’ajustement structurel, paupérisait les populations, affaiblissait l’Etat séculariste et ouvrait une voie royale à l’islamo-Welfare dans les domaines de la santé et de l’éducation en Afrique et au Moyen-Orient.

« Race. Histoires orales d’une obsession américaine » de Studs Terkel (compte-rendu)

« Être noir en Amérique, c’est comme être obligé de porter des chaussures trop petites. Certains s’adaptent. C’est toujours très inconfortable, mais il faut les porter parce que c’est les seules que nous avons. Ça ne veut pas dire qu’on aime ça. Certains en souffrent plus que d’autres. Certains arrivent à ne pas y penser, d’autres non. Quand je vois un Noir docile, un autre militant, je me dis qu’ils ont une chose en commun : des chaussures trop petites. »

Il aura donc fallu vingt ans pour disposer de la traduction de cet extraordinaire recueil d’histoires orales. Par ces multiples récits, se construit un très large panorama de la racialisation des rapports sociaux aux États-Unis.

 Les discours se croisent et se complètent. Les actrices et les acteurs ne taisent pas leurs propres évolutions, résistances ou laissé-aller. Se dessine aussi une certaine mise en histoire, avec des luttes, des actions, des organisations, des avancées déségrégatives, des reculs avec l’ère Reagan et les développements de la crise économique depuis le milieu des années 70.

 Il n’y a pas d’un coté des racistes et d’autres qui ne le seraient pas. Comme le beau titre de l’ouvrage le souligne, il s’agit bien d’une obsession et donc d’une construction racialisante ou raciste globale.

« Nous autres réfugiés»

Tout d’abord, nous n’aimons pas que l’on nous traite de « réfugiés ». Nous nous baptisons « nouveaux arrivants » ou « immigrés ». Nos journaux sont destinés aux « Américains de langue allemande » et, à ma connaissance, il n’y a pas et il n’y a jamais eu d’association fondée sur les persécutés du régime hitlérien dont le nom pût laisser entendre que ses membres fussent des « réfugiés ».

 Jusqu’à présent le terme de réfugié évoquait l’idée d’un individu qui avait été contraint à chercher refuge en raison d’un acte ou d’une opinion politique. Or, s’il est vrai que nous avons dû chercher refuge, nous n’avons cependant commis aucun acte répréhensible, et la plupart d’entre nous n’ont même jamais songé à professer une opinion politique extrémiste. Avec nous, ce mot « réfugié » a changé de sens. On appelle de nos jours « réfugiés » ceux qui ont eu le malheur de débarquer dans un nouveau pays complètement démunis et qui ont dû recourir à l’aide de comités de réfugiés.

 Avant même que cette guerre n’éclate, nous nous montrions encore plus susceptibles quant à l’appellation de réfugiés. Nous nous efforcions de prouver aux autres que nous n’étions que des immigrés ordinaires. Nous affirmions être partis de notre plein gré vers des pays de notre choix et nous niions que notre situation eût rien à voir avec les « prétendus problèmes juifs ». Certes, nous étions des « immigrants » ou de « nouveaux arrivants » qui avions abandonné notre pays parce qu’un beau jour il ne nous convenait plus, voire pour des motifs purement économiques. Nous voulions refaire nos vies, un point c’est tout. Or cela suppose une certaine force et une bonne dose d’optimisme : nous sommes donc optimistes.

Le Grand Basculement

Journal pourtant réputé sérieux, le quotidien Le Monde titrait, il y a peu, sur une « polémique » entre Éric Zemmour et Robert Paxton. Maladresse éditoriale ou faute intellectuelle et politique, peu importe : comment n’être pas stupéfait que l’on puisse mettre sur un même plan, voire sur un pied d’égalité, la figure d’un historien internationalement reconnu et celle d’un éditorialiste, reconnu, au mieux, des lecteurs du Figaro et de quelques spectateurs d’iTélé ? Et, donc, que l’on puisse accorder à Éric Zemmour tout ce dont il rêve, être considéré comme un intellectuel ? Le succès éditorial du Suicide français doit-il valoir argument, et reconnaissance intellectuelle ?

 Depuis les Lumières, un intellectuel se définit par sa résolution à mettre en œuvre un savoir rationnel, mais autonome à l’égard de la raison d’État. Et à adresser au public des propositions critiques qui prétendent tout, sauf parler au nom de l’opinion ou du peuple. À cette aune, Éric Zemmour n’est pas un intellectuel. Mais c’est justement contre cette tradition des Lumières que Zemmour s’inscrit. Tout au contraire, Robert Paxton avait su, en son temps, s’adresser au public pour lever le voile sur ce refoulé socio-historique que représentait l’histoire de la collaboration de l’État français avec le régime nazi. Il mettait au défi une opinion encore réticente à s’approprier la face la plus obscure de sa propre histoire. Et contestait l’autorité de la raison d’État qui effaçait, raturait, réécrivait tout ce qui troublait ou entachait une prétendue "identité française", réputée homogène et pure dans sa version républicaine.

Brève histoire de l'Islam et de l'Europe

L'histoire de l'islam en Europe commence en fait dès l'apparition de la religion musulmane au VIIe siècle, et se déploie en trois grandes vagues de pénétration territoriale. Ce monothéisme est l'un des trois grands courants religieux issus du foyer proche-oriental qui, depuis le début de notre ère, ont marqué l'Europe de leur empreinte. A l'époque romaine, les Juifs (et les Carthaginois) se dispersent dans tout l'empire, de l'Italie à la France, et au-delà. Le christianisme apparaît peu après, mais ne s'impose véritablement qu'avec la conversion de Constantin en 313, pour ensuite se propager à partir de son berceau romain. Né trois cents ans plus tard, l'islam amorce son expansion au Maghreb dès le VIIIe siècle sous l'impulsion des Arabes, puis poursuit sa percée au XIVe arrivant tour d'abord avec les Turcs ottomans dans les Balkans, puis en Europe septentrionale avec les Mongols récemment convertis. Chacune de ces phases d'expansion contribue à faire évoluer la pensée occidentale, qui prend alors la mesure des connaissances du raffinement de la civilisation musulmane, et surtout de sa puissance militaire. Celle-ci était d'ailleurs perçue par les populations les plus éloignés des lignes de front comme une menace, qui est restée ancrée dans l'usage linguistique: tout comme le nom des Ostrogoths et des Vandales est passé dans le vocabulaire courant pour désigner des brutes épaisses, les conquérants turco-mongols ont laissé leur marque sur la plupart langues européennes. En français, un « Turc» est un personnage dur et fort, tandis qu'en anglais «un petit Tartare » ou « un petit Turc » est un enfant brise-fer. Dans les fêtes villageoises, les envahisseurs d'antan sont encore souvent représentés sous les traits caricaturaux des Maures et des Nègres dans les défilés de chars fleuris. Primo Levi rappelle que, dans le jargon des camps de concentration nazis, les prisonniers qui « renonçaient» étaient appelés des « musulmans ».

On ne peut pas ne pas articuler



1. Parce que je suis multiple, tu es multiple, il est multiple, nous sommes multiples...

« Nul aujourd’hui n’est seulement ceci ou cela. Indien, femme, musulman, américain, ces étiquettes ne sont que des points de départ. Accompagnons ne serait-ce qu’un instant la personne dans sa vie réelle et elles seront vite dépassées. L’impérialisme a aggloméré à l’échelle planétaire d’innombrables cultures et identités. Mais le pire et le plus paradoxal de ses cadeaux a été de laisser croire aux peuples qu’ils étaient seulement, essentiellement, exclusivement, des Blancs, des Noirs, des Occidentaux, des Orientaux. » [1]

L'éthique étant un « rapport de soi à soi » suivant le mot de Michel Foucault, ici un rapport de lucidité et d'honnêteté, je tiens pour ma part à assumer l'ensemble de mes « coordonnées », toutes bancales qu'elles puissent être.

« Le harem de la taille 36 »


L'énigme du harem européen s'éclaircit soudain pour moi, dans ce temple de la consommation qu'est un grand magasin new-yorkais, lorsque la vendeuse m'annonça, avec la solennité d'une prêtresse, qu'elle n'avait pas de jupes pour moi. J'avais, me dit-elle, les hanches trop larges.

« Dans ce magasin tout entier, qui fait cent fois le bazar d'Istanbul, vous n'avez pas de jupes pour moi? Vous plaisantez! » (...)
 Mais elle insista avec un rien de condescendance:
« Vous êtes trop forte...
 - Je suis trop forte par rapport à quoi? répondis-je en la fixant attentivement, consciente de me trouver soudain au bord d'un véritable fossé culturel.
- Comparée à une taille 38 (sa voix avait le ton irrécusable d'une fatwa). Les tailles 36 et 38 sont la norme, ou plus exactement l'idéal, poursuivit-elle, encouragée par mon regard interrogatif. Les tailles hors norme, surtout comme la vôtre, ne sont disponibles que dans des magasins spécialisés ». (...)

De la «race» comme impensé

Sous l'Empire, la colonie était un « ailleurs ». Elle participait du « lointain » et de l'étrangeté - d'un au-delà des mers. Aujourd'hui, la colonie s'est déplacée et a planté sa tente ici même, dans les murs de la cité. Le prochain et le lointain, du coup, s'enchevêtrent. Le paradoxe de cette présence est qu'elle reste largement invisible au moment même de l'étroite imbrication de l'ailleurs et de l'ici, où cette présence de l'ici est dans l'ailleurs, dans cette généralisation de l'étrange - tout cela a pour conséquence l'aggravation de la tension fondatrice du modèle républicain français. Il s'agit non point de l'opposition entre universalisme et communautarisme (comme tend généralement à le penser l'orthodoxie), mais entre universalisme et cosmopolitisme (l'idée d'un monde commun, d'une commune humanité, d'une histoire et d'un avenir que l'on peut s'offrir en partage). Et c'est le refus du passage au cosmopolitisme - infirmité fondée sur une excision de sa propre histoire - qui explique l'impuissance de la France à penser la postcolonie et à proposer au monde une politique de l'humain conforme à la promesse inscrite dans sa propre devise.

"Islamophobie et judéophobie – L’effet miroir " de Ilan Halevi (Premier chapitre)


L’islamisme, nous dit-on, c’est l’identité, la bannière, le programme et le credo des terroristes, des assassins d’innocents, des poseurs de bombes dans les marchés, dans les trains, dans le métro, dans les mosquées, c’est l’univers mental des – pilotes-suicides du 11 Septembre. L’islamisme, parfois appelé « intégrisme » (« fondamentalisme », chez les anglophones), est au cœur de ce que George W. Bush, au lendemain des attentats de New York et de Washington, désignait comme l’« Axe du Mal ». Vingt ans plus tôt, un autre président américain avait baptisé le bloc soviétique l’« Empire du Mal ».

 Dans les reconstructions apeurées du réel que ces appellations conjurent et accréditent, un terrible péril menace l’humanité, nos libertés et la civilisation en général, et il faut résister ou se résigner à la plus dégradante des servitudes. Car, nous dit-on, la haine que les islamistes nourrissent contre l’humanité en général et l’Occident en particulier ne serait en rien le résultat d’une quelconque action ou interaction entre eux et le reste du monde, mais découlerait de leur programme intrinsèque, en un mot, de leur nature.

 L’aversion que cette hantise induit, en même temps qu’elle la sous-tend, porte un nom : on l’appelle islamophobie, c’est-à-dire la haine (la phobie, étymologiquement, c’est ce qui fait fuir, c’est l’éloignement par la fuite) de l’islam. C’est de cette hantise que nous entendons débattre ici : tenter de retracer sa genèse et observer ses effets.

« Xénophobie business. À quoi servent les contrôles migratoires ? » (Compte rendu)

Le drame de Lampedusa a jeté une lumière crue sur les effets du contrôle des frontières, que l’Europe externalise et privatise afin d’opacifier les responsabilités et d’entretenir un marché de la peur. Claire Rodier révèle les implications idéologiques et économiques de ce phénomène, et ses effets pervers.

 Au delà des recherches sociologiques dans le champ espace-frontière, Claire Rodier, juriste au Gisti (groupe d’information et de soutien aux immigrés) et cofondatrice du réseau euro-africain Migreurop, révèle les liens tacites entre l’économie, la géopolitique, l’idéologie et les contrôles migratoires. Ces derniers sont analysés à l’aune de la mondialisation, à l’heure où la mobilité internationale est plus forte que jamais ; troublant paradoxe, constate l’auteure, puisque les techniques modernes de télécommunication ont complètement pulvérisé l’effet-distance et fait disparaître un certain nombre d’attributs des frontières. L’auteure étudie ces contrôles d’une manière scientifique malgré engagement militant au GISTI (groupe d’information et de soutien aux immigrés).

"Petite histoire de l'Afrique" de Catherine Coquery-Vidrovitch (compte-rendu)

Catherine Coquery-Vidrovitch propose un petit précis d’histoire de l’Afrique qui met l’accent sur les acquis récents de la recherche tout en offrant une vision globale d’une histoire longtemps ignorée. Devant l’ampleur de la tâche l’auteur a choisi une entrée thématique. Ce que certains pourront qualifier de survol présente un grand intérêt pour le non-initié et propose des pistes d’approfondissement grâce à des renvois bibliographiques sélectionnés et judicieux. Catherine Coquery-Vidrovitch, longtemps professeur à l’Université Paris 7-Denis-Diderot et spécialiste d’histoire de l’Afrique, rappelle quelques données qui explique le long silence de l’Europe sur l’histoire de l’Afrique depuis le XVIIIème s. dans un contexte "racialiste" de perception "scientifique" du principe des races énoncé par Buffon puis au XXème s. raciste et de justification de la colonisation. Un petit tour du côté des sources disponibles montre à la fois leur ancienneté et leur variété : des traces écrites grecques d’Hérodote à l’ethnobotanique ou à la linguistique très utiles pour l’Afrique centrale, des textes arabes d’Al Masudi aux sources orales ; mais aussi le non-homogénéité du continent même s’il est concerné par des phénomènes généraux comme la traite, la colonisation ou la décolonisation.

Lorsque le monde parlait arabe...


La brillante civilisation qui se développa au Moyen Age dans les pays conquis par les Arabes, mais qu'ils cessèrent de dominer au bout d'un ou deux siècles, est appelée par certains « civilisation arabe », par d'autres « musulmane », par d'autres encore « arabo-musulmane ». Des prises de parti idéologiques, pour et contre le nationalisme arabe moderne, ont suscité, en partie au moins, ce conflit de nomenclatures.

Le terme de « civilisation » est un doublet du terme de «culture » avec tout le flou et toutes les contradictions qui accompagnent en général l'usage courant des mots abstraits dans les langues. La diffusion, assez limitée pourtant, du sens anthropologique plus ou moins précis accolé au mot « culture » tend à spécialiser le mot « civilisation » dans un sens restreint aux phénomènes intellectuels et artistiques les plus prestigieux. Ce sont aussi ces éléments intellectuels et esthétiques de la « civilisation » en question qui ont influencé surtout les civilisations voisines, tout particulièrement l'Europe occidentale chrétienne, au Moyen Age.